artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

MAKE LOVE NOT PEACE!

MAKE LOVE NOT PEACE

Qu’est-ce qui fait d’un poète un poète? Que signifier exister dans le langage ?
Je veux tenter de répondre à ces questions en les ouvrant à ma passion, la philosophie. Manuel Joseph est un poète qui vit dans le langage, dans le matériau. Il s’ouvre inlassablement au langage qui apparaît dans le quotidien. Partout nous nous heurtons à des surfaces écrites, à des objets couverts de texte, à du papier bavard. On y trouve l’extrait de compte de la banque familiale, la pièce d’identité que nous présentons à l’aéroport pour obtenir la carte d’embarquement, le petit morceau de papier qui, dans la boîte aux lettres, m’invite à adhérer à une religion ou à me rendre dans un restaurant qui vient d’ouvrir ses portes dans le voisinage. À la télévision, sur Internet, dans le métro, partout où nous sommes, nous sommes dans le langage, lequel se coagule pour devenir une évidence que nul ne remet plus en question.

Le poète se jette à la rencontre de cette évidence en l’interrogeant, tout en associant des fragments de la langue quotidienne, qui demeure liée à des systèmes fonctionnels, avec les fragments d’un langage qui regarde avec méfiance l’impératif du fonctionnel en se prolongeant en direction du non-sens, et de l’inconsistance de la signification en général. Ainsi peuvent naître une nouvelle phrase et une vérité qui, au milieu des systèmes de significations établis, génère une invraisemblance, une surprise, une autre évidence. Celle que m’a adressée Manuel est une phrase de ce genre : « MAKE LOVE NOT PEACE! »

Est poète celui qui sait construire une évidence au cœur du naturel de ces jeux de langage qui constituent notre réalité. Si vous entrez sur le moteur de recherche Google le syntagme MAKE LOVE NOT WAR!, comme je l’ai fait le 23 février 2010, il vous donne environ 145 000 000 d’entrées. La phrase de Manuel remet en question chacune d’entre elles. C’EST UNE PHRASE À 1 CONTRE 145 000.000. C’est son énergie et son évidence, laquelle s’affirme contre une évidence et doit son intégrité à un irénisme devenu général. Manuel ne le sait que trop bien : le poète doit se dérober à la bonne conscience politique. Autrement, ce ne serait pas un poète. Ce serait un fonctionnaire des réalités constituées, qu’elles soient de droite ou de gauche, ou ce que l’on appelle comme ça.

Exister dans le langage, c’est se refuser à lui, c’est transgresser ses lois, inventer une nouvelle grammaire, une nouvelle typographie. Pourtant cette invention relève totalement de ce monde. La poésie n’a rien à voir avec la pratique auto-affective, sentimentale et narcissique de je ne sais quelles belles âmes. Plus que dans une imagination auto-affective, elle a son lieu dans le réel, dans la dureté, la bêtise, la beauté et l’indifférence du quotidien, de la vie singulière, ici et maintenant. Au lieu de s’adonner à des rêveries sensibles, elle risque l’ouverture vers le caractère incommensurable de ce spectre de commensurabilité que nous nommons réalité. Au lieu de s’adonner à des « cultes du genre » autocomplaisants, elle vérifie la crédibilité du monde. Il ne faut pour cela aucune morale, aucun engagement. Il faut plutôt la volonté obstinée de désigner, avec les moyens du langage, quelque chose qui la dépasse, l’inconnu qui ne caractérise pas un arrière-monde, mais la valeur d’incommensurabilité de notre réalité.

La philosophie ne fait rien d’autre. La philosophie est l’amour de la vérité, tant que la vérité désigne le noyau aporétique de la réalité. L’amour philosophique de la vérité vise l’inconsistance de l’espace de consistance qui forme l’univers des familiarités établies. Comme la poésie, la philosophie implique l’approbation de ce qui demeure insaisissable : insaisissable ou à côté, si l’on suit les propos de Barthes, pour qui la « vérité » est « ce qui est à côté », en marge de ce que l’on peut savoir, au-delà du sens. La vérité est plutôt éprouvée que connue. « C’est au plus profond du leurre [au plus profond du non-savoir non-su] que vient se loger [...] la sensation de vérité. » Une sensation qui se fie plus à la présence qu’à l’absence, au vide implicite de la réalité.

Maurice Blanchot a décrit sa « scène primitive » comme l’expérience d’un ciel dépeuplé qui se confronte à une infinité qu’il appréhende comme une infinité vide :

« le ciel [...], soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant [...] une telle absence que tout s’y est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà. »

Vide du ciel. Vide de l’absolu. Vide infini qui marque l’ici et le maintenant de ce monde, sa vérité qui ne se fonde sur aucune autre vérité. Monde sans intelligibilité supérieure. Rien que ce rien-que-la-vérité, que ce déficit de sens.

La vérité est un nom que l’on donne à la privation de sens. Même le non-sens n’échappe pas à l’économie d’une plénitude dont il reste le complément négatif. Mais le vide renvoie autant à l’inconsistance de la logique du sens qu’à celle du non-sens. Il désigne une frontière qui ne sait capter, contrôler ou représenter aucun non-sens. Blanchot lui a donné le nom de « dehors », dont Deleuze dit qu’il est « plus lointain [...] que toute forme d’extériorité ». Dehors absolu, vide parachevé, qui excave et limite tout intérieur et tout extérieur .
Blanchot décrit l’expérience du vide comme un « sentiment de bonheur » qui submerge le sujet comme une « joie ravageante ». Joie d’une révélation qui s’ouvre à sa fermeture, tant est infini ce vide qui ne contient pas la moindre positivité. Vide qui ferme l’espace de l’au-delà. L’expérience de cette fermeture coïncide avec, comme le dit Foucault, une « ouverture absolue par où le langage peut se répandre à l’infini, tandis que le sujet – le ‘je’ qui parle –, se morcelle, se disperse et s’égaille jusqu’à disparaître en cet espace nu ». Nous savons à présent que Blanchot, plutôt que de faire disparaître le sujet, le pense comme théâtre d’une autodéconstruction infinie, que par conséquent sa « manière d’être [ – et il se réfère ici à Foucault – ] est la disparition ». En l’ouvrant vers le dehors et en levant ses frontières, il en fait le sujet du dehors, au sens de ce double complément de nom qui permet de penser le sujet comme sub-ob-jet. Dès lors, la joie de la confrontation avec le vide est la joie d’un sujet auquel se dévoile « un niveau » de « soi-même ». Il s’agit d’un sujet vide du vide, d’un cogito vidé de manière originaire. D’un sujet qui s’approuve comme sujet du ciel vide, sans substrat divin, dépourvu de sens transcendant. Un sujet sans subjectivité, parce qu’il est le mouvement de cette expérience qui demeure continuellement, sans retour à soi, au-delà de la transmission de soi et de l’auto-appropriation immédiates. Un sujet vide, parce qu’il fait l’expérience du vide comme fond absent. Comme désert d’une liberté à ce point incommensurable qu’elle ne peut être éprouvée en tant que telle.

MAKE LOVE NOT PEACE! – est une phrase qui confronte le sujet à son vide. Elle nous aide à comprendre l’inconsistance de notre réalité. Elle nous force à accepter l’incommensurabilité d’un monde que le sujet doit habiter sans se réfugier dans la sentimentalité. Il serait bête ou du moins irréfléchi de sacrifier l’expérience de l’amour à un irénisme qui exclut la violence en lui substituant une quelconque paix. S’il existe un amour, c’est sous la forme d’un événement qui limite cet irénisme et toutes les idéologies qui lui sont accrochées, tous ces fantasmes pacifistes.
Bref : il s’agit de remplacer l’idéalisme des sensations par un matérialisme de l’amour. Manuel le commente dans un courriel qu’il m’a adressé le 24 février 2010 :

MAKE LOVE NOT PEACE parce qu’il faut arrêter de faire comme si l'ennemi n’était pas matériel,
mais idéal.
Amicalement, manuel

P.-S. = Parce qu'il faut arrêter de faire comme si l’ennemi était idéal, et non matériel.

MAKE LOVE NOT PEACE – parce que l’expérience du ciel vide, telle que la décrit Blanchot, libère le sujet de tous les idéalismes. Le matérialisme de l’amour se confronte à l’autre dans toute son incommensurabilité et dans toute sa capacité de résistance. Il n’existe pas d’au-delà de la violence. Pas dans ce monde, ni dans aucune rencontre. Aimer signifie par conséquent se référer à une résistance et affirmer cette référence comme un amour. C’est-à-dire comme une expérience qui soulève le sujet de l’amour au-dessus de soi-même, vers l’élément réel de son monde.

(Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)