artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

ABECEDAIRE DE LA LIBERTE

ACCELERATION

Quand l’articulation d’un désir authentique naît, il advient toujours une accélération exagérée. Le désir détourne son sujet du chemin, de la “ voie de la vertu ” et du “ chemin des raisons ”, la ligne se rompt et le sujet réagit à cette rupture en perdant la mémoire et toutes les particularités, que le souvenir collecte, de telle sorte qu’il est forcé de faire un changement décisif de direction. Une “vitesse absolue ” d’un sujet, qui n’a rien derrière lui, pas de passé, et rien devant lui, pas d’avenir, et qui ne connaît apparemment même pas un présent assuré.


BELLES AMES

Hegel dit de la belle âme qu’elle est dénuée de réalité. Elle “ persiste dans l’impuissance opiniâtre ” de soi, si bien qu’elle renonce à son ipséité, afin d’être seulement substance dans l’être d’un non-sujet ruiné. La belle âme existe comme si elle n’existait pas. Elle est et elle n’est pas. De cette manière, elle est ce néant. Le rien ou le néant est le mode d’existence des belles âmes. Elle est “ une vapeur sans forme qui se répand dans l’air ”

La communauté des belles âmes est la communauté-réalité des irréels. Communauté-fantôme de sujets qui nient leur subjectivité pour se retirer totalement dans leur intérieur, dans une intériorité sans corps et sans réalité. De ce fait, elle est communauté des immaculés. Les belles âmes ne sont pas touchées par l’extérieur. Elles ne veulent pas s’extérioriser dans la réalité au-delà de leur intérieur. Elles évitent le contact avec l’étranger, parce qu’elles craignent par ce contact de devenir étrangères à elles-mêmes, étrange. Les belles âmes s’enferment donc dans la beauté de leur intérieur. Là, tout leur semble familier. Ici, elles se sentent en sécurité: dans l’ “ être-en-soi pur ”, comme Hegel le décrit la “ forme de l’esprit sûr de soi, qui demeure dans le concept ”.

La belle âme n’est pas seulement “ irréelle ”, elle est également “ non-agissante ”. Elle “ vit dans la peur ” qui tache la “ sincérité ” de son “ intérieur par l’action et le Dasein ”. Car agir exigerait d’elle qu’elle quitte le domaine de l’intériorité, afin d’entrer en contact avec des réalités, qu’elle ne maîtrise pas. La belle âme se fie à une image de la maîtrise de soi, achetée au prix de l’inexpérience. Elle ne se maîtrise pas. Elle s’imagine la maîtrise. Elle s’effraie devant cette expérience de l’extérieur dans la mesure où, comme toute expérience, déchirant le sujet dans le tourbillon du devenir, signifie la perte de son soi présent, la porte au-delà de ses forces.


CONFLIT

Parler de sujet, que ce soit pour déconstruire sa forme moderne avec ses attributs hérités (conscience de soi, liberté, souveraineté, autonomie) au profit de sa folie transcendantale, ou que ce soit pour le confronter à son devoir irrécusable de jugement, de décision accompagnée de raisons rationnelles, exige de penser le sujet comme endroit du conflit non encore résolu entre le décidable et l’indécidable, l’autonomie et l’hétéronomie, la précipitation et l’ajournement.



DESTIN

La croyance au destin est proche de l’obscurantisme et de l’assombrissement. L’amour du destin fait du sujet de cet amour sujet de clarté. Il est sujet du jour, sujet luisant à travers lui-même. Tandis que le sujet de la croyance au destin s’accommode de son destin, le sujet de l’accord, le sujet de l’amour du destin, est en accord avec le “ destin ”, c’est-à-dire avec la réalité comme elle est ici et maintenant. L’amour du destin est une affirmation plus continuelle et plus risquée que la croyance au destin. Celle-ci règne sur le sujet du ressentiment et de la paranoïa mystique. Croire en son destin pour un sujet signifie n’être presque plus sujet. Cela signifie, objet des circonstances, c’est-à-dire être victime de l’histoire ou de forces obscures. Croire en son destin pour un sujet, c’est croire en ces forces, aux “ forces du destin ”. Il n’est pas en accord avec sa situation. Le sujet de l’amour du destin aime le réel comme destin, sans être croyant en celui-ci. Il est en accord avec sa situation et la réalité.


EXCES

Le sujet de Blanchot comme celui sujet de Deleuze se frotte et s’élime à ses propres limites. Il se définit, dans la mesure où on peut encore parler de définition, comme l’au-delà du définissable, comme l’au-delà de la limite et de la limitation de soi transcendantale et critique, telle qu’elle appartient au sujet moderne. C’est le sujet du tumulte, du devenir, ou dans le vocabulaire de Blanchot, du “ dépassement de l’indépassable ”, sujet d’un mouvement qui n’a lieu que lorsqu’elle est ajournée, donc qui n’a pas lieu, qui est impossible. C’est le pas au-delà, le dilemme d’une transcendance aussi irréelle que nécessaire, le pas ou non-pas dans l’au-delà ou non-au-delà, l’excès impossible.


FAIBLESSE

Le nihilisme est nihilisme du ressentiment judéo-chrétien : vengeance sur la vie, sur la sensualité, sur l’homme et sa corporéité. C’est la morale de la chrétienté platonique, qui sacrifie le présent et ce monde, l’homme fini et son corps à un avenir transcendant et sans corps, à un Au-delà. Ainsi être Au-delà du bien et du mal signifie être au-delà de l’Au-delà c’est-à-dire être de ce monde (diesseitig) au sens strict de ce terme (le bien et le mal sont des valeurs de l’Au-delà, des valeurs transcendantes comme on dit).

Le nihilisme veut dire : rabaisser et affaiblir ce monde au profit de l’Au-delà. Le nihilisme, au sens de Nietzsche, est l’ennemi de la vie et du corps et donc ennemi de l’homme. Il veut que l’homme soit petit et pêcheur devant Dieu et devant sa conscience. Il veut des hommes humiliés, coupables, pleins de remords. Un homme qui n’est pas libre, qui ne veut plus rien. Le nihilisme veut que l’homme cesse de vouloir, qu’il cesse d’être un sujet voulant. Le nihilisme veut que le sujet devienne su-jet, c’est-à-dire soumis, sous les ordres. Le sujet du nihilisme n’est pas un sujet fort, autonome, ayant confiance en lui. Il est victime, il se victimise. Il suscite la compassion. Le sujet du nihilisme ne veut plus devoir vouloir, être responsable. Il veut que d’autres veuillent pour lui. Il se soumet à la volonté d’autrui afin de paraître à plaindre, faible. C’est l’objet ou le su-jet de conditions absolues ou de déterminations. Au lieu d’être engagé à sa propre détermination de soi et à sa liberté, le “ sujet ” du nihilisme est un sujet déterminé par autrui, aliéné et donc soumis et mensonger. Le “ sujet ” du nihilisme est sujet de l’obéissance. C’est un “ sujet ” faible et maintenu faible. Un sujet qui n’hésite pas à faire de ses faiblesses une vertu, sa qualité propre.

Le nihilisme veut que le sujet veuille sa faiblesse, sa vulnérabilité et son impuissance. Il veut qu’il se veuille n’être rien lui-même dans son néant sans volonté. C’est pour cela que le nihilisme fait du néant et de la faiblesse des qualités humaines prédominantes. Non seulement une qualité parmi d’autres, mais la qualité ontologique qui domine tout. Si on demande au nihilisme ce qu’est l’homme, il répond : Rien ! Confirmer le néant en tant que caractéristique essentielle de l’homme, c’est ce que le nihilisme pratique continuellement. Le nihilisme est un phénomène de chute. C’est un mouvement de décadence. Il veut que la volonté du néant soit le credo des hommes. Le nihilisme est lié à la compassion. Il dit que l’homme en tant qu’homme, dans la mesure où il n’est rien, est à plaindre : “ Plaindre, c’est la praxis du nihilisme. [...] Plaindre convint au néant ! ” L’éthique du nihilisme se comprend donc comme éthique de la compassion (essentiellement chrétienne). Elle est éthique de la faiblesse et des faibles. Elle persiste à mesurer les hommes selon leur souffrance et leur capacité (ascétique) à souffrir. Elle ne pense pas qu’ils soient capables de bonheur. L’éthique de souffrance nihiliste ose rencontrer le sujet à la hauteur de sa force. Elle touche le sujet à son endroit faible. Elle maintient que la faiblesse est son être.


GRANDE POLITIQUE

La grande politique est une sorte de phantasme de Nietzsche. Au nom de cette politique et, au nom de ce qu’elle se doit d’être, Nietzsche combat la religion et sa morale du jugement et de la condamnation, la logique de la punition, la dictature du tribunal. La politique de Nietzsche veut être le commencement d’une politique qui va au-delà du narcissisme et de la punition. C’est la grande politique. Elle est politique de liberté et de dépense de soi du sujet fini.

La grande politique est politique de Volonté. Il s’agit de vouloir. La grandeur comme mesure de la volonté de vouloir. La grande politique veut sa volonté en voulant sa propre grandeur. Elle renonce à la volonté, renoncement oriental en quelque sorte. Elle combat l’aversion, la vengeance, le ressentiment. La politique de Nietzsche est une politique de l’infini. Elle est politique de l’éternel, de ce qui se passe en deçà des conditions historiques, sociopolitiques, culturelles.

La politique nietzschéenne considère l’inconsidérable, ouvre l’impossible, provoque un événement dans le sens où Badiou l’entend (c’est-à-dire que la positivité d’un événement interrompt l’ordre positif de l’Être). Le sujet politique est sujet de cette folie, agent de quelque chose qui le dépasse et, qui lui réclame de faire le presque impossible. Cela agit, sans pouvoir assurer la raison et le telos de son action. Il risque l’aveuglement essentiel et structurel, qui singularise tous ces mouvements.


hétéro-affection

La souveraineté de la démocratie, sa démocraticité, pourrait résider dans « l’acceptance » ou dans « l’accès » à ce qui l’inquiète et la menace le plus. La démocratie ne serait à aucun moment de nature à rassurer. A aucun moment, le sujet de la démocratie ne jouirait de la certitude narcissique courante de ceux qui sont du “ bon côté ” pour se battre pour la “ bonne cause ”.

La démocratie serait la lutte, la mise en question et l’épochè de cette certitude. Une sorte de scepticisme auto-affirmatif qui se débarrasse du luxe de la bonne conscience comme de la présomption d’être la mauvaise conscience de quelqu’un d’autre. La démocratie n’existe qu’au-delà de la bonne et de la mauvaise conscience, au-delà de toute catégorie de conscience.

La liberté de la démocratie consisterait à se référer à sa non-liberté objective sans désamorcer cette référence dans une dialectique de la toute-puissance. La démocratie ne serait en fait pas beaucoup plus que l’aveu d’une incapacité et d’une impuissance élémentaires. Elle serait auto-affirmation dans une hétéro-affection factice. De même qu’un sujet n’existe qu’en tant que structure de l’ouverture sur la sphère du non-subjectif, des hétéro-affects, la démocratie pourrait désigner une référence constitutive du sujet de la démocratie à la violence du non-démocratique. La démocratie serait la facticité de cette référence. Elle serait une réalité, pas un idéal !


ILLUSION

Parce que la politique habituelle, comme nous l’appelons, ne peut être politique de volonté aveugle, comme la grande politique l’attend d’elle-même, Müller met en question la “communauté d’intérêt de l’art et de la politique ” ; une alliance qu’il caractérise, lors d’une conversation avec Alexander Kluge, comme “ illusion gauchiste de la dernière décennie ”. “Finalement, l’art n’est pas contrôlable ”, il est nécessairement dans la précipitation, irréfléchi, “ praxis aveugle ”, qui porte le sujet de l’art aux limites de ses capacités.


JOUEUSE

Chez Antigone ce qui nous émeut est le fait qu’elle soit encore une jeune fille. Une jeune fille ? Qu’est-ce qu’une “ jeune fille ” et qu’est-ce que cela signifie donc pour le sujet ontologique? Antigone est incroyablement jeune. Elle est une enfant dont le jeu est à la fois léger et décisif, cruel et innocent, téméraire et ludique. En rejetant les indications et les conseils de son environnement, la jeune fille refuse de jouer un autre jeu que son propre jeu. Rien ne l’empêchera de jouer selon ses propres règles. Ni les menaces de Créon, ni la certitude que son entêtement découle de la mort ne sont pas, dès le début, inévitables. Il ne suffit pas de parler d’un phantasme masculin : accuser et rendre responsable un imaginaire que l’on qualifie de masculin du fait qu’Antigone doive mourir.

La figure d’une joueuse, qui joue de grosses mises, produit une image du devenir, qui ne correspond, dans le registre ontologique, seulement à la mort. Il n’y a de devenir qu’en rapport avec la mort, à la limite absolue, assombrissant l’évidence du calcul économique, par l’interruption de la loi du jour. Antigone représente la marche de l’économie. Elle s’est alliée avec la nuit. Elle se trouve en-dehors de la lumière et de son ordre, au-delà ou ici-bas de la norme sociale, politique ou esthétique. C’est la raison de la beauté et du charme auxquels Lacan fait référence dans son séminaire d’éthique. Antigone est belle par son unicité, elle éblouit par la rareté de son devenir, qui se constitue comme résistance contre le principe de soumission.


KAFKA

Comme chacun le sait, les histoires de Kafka sont peuplées de toutes sortes de sujets étranges. On trouve toujours quelques idiots et artistes. Des spécimens douteux, des acteurs dépassés et des êtres hybrides fantomatiques, des personnages secondaires embarrassants comme on les connaît dans Hamlet (Rosenkranz et Güldenstern), dans l’Antigone (Ismène) de Sophocle et de presque toutes les situations pleines de décision. La fonction des amis et des complices, des parents et de la fratrie reposera toujours dans leur incapacité à adoucir la solitude du sujet au moment critique de la décision et à pouvoir suivre la folie de l’accélération. Ce sont des alliances douteuses par lesquelles se lie le sujet de la décision. En excluant toutes sortes de mutation, il fait l’expérience du viol élémentaire de ses frontières, la distension de son unité et des irritations, qui s’en suivent, de ses particularités identitaires afin de s’affirmer contre la résistance des amis et des lois adoptées par eux, celles de la raison établie.


LEGERETE

Le sujet est la scène d’un antagonisme irréductible. Il articule le conflit entre deux “ principes ”: le transparent et l’opaque, l’évidence lumineuse et son obscurcissement dans l’expérience de l’invisible, de l’imprévisibilité de l’événement, de la surprise, de l’inconscient, de la contingence. La légèreté du sujet de l’aveuglement ne devrait pas tromper sur le fait qu’il est sujet d’efforts particuliers. Le sujet sacrifie la vision pour être sujet dans un sens nouveau. Il quitte les routes connues –zones de lumière et de visibilité – pour faire une expérience qui, comme toute expérience originale, représente un effort dans la mesure où elle emmène le sujet aveugle dans des régions d’obscurité complète.


MORALE

Le registre du Bien est appelé morale. La Morale est la discipline pour juger du réel. Elle distingue le bien du non bien ou mal. Être en accord avec le réel signifie donc un désaccord avec la morale. Être en accord, c’est défendre le réel contre la morale. L’amor fati de Nietzsche est la formule d’un tel accord. Aimer son destin au sens nietzschéen ne signifie pas croire en son destin. Au contraire, l’amour du destin nietzschéen combat la croyance au destin.


NIHILISME

Le nihilisme européen est nihilisme des valeurs platoniques et chrétiennes. Ce n’est pas comme s’il ne connaissait aucune valeur. Au contraire, le système moral nihiliste est d’abord un système de valeurs. C’est une archive immense d’interdits et de prescriptions. Un entrepôt, dans lequel s’amassent les valeurs. Mais les valeurs de cet entrepôt, les valeurs héritées, comme on dit aussi, sont des valeurs qui nient les valeurs de la réalité, du réel. Ce sont des valeurs négatives, qui soulignent l’absence de valeurs de la réalité du monde et des sujets et de leur corps, qui habitent ce réel. Le nihilisme des valeurs insiste sur l’absence de valeurs de tout ce qui est. Les valeurs sont des idées et des idéaux. Elles n’existent que comme écorce vide. Elles sont des impératifs qui tentent d’exhorter le sujet du nihilisme au devoir de sa corporéité. Elles convainquent le sujet d’être réel ici et maintenant, relativement à l’idea tou agathou, l’idée du bien, comme le dit Platon, ou relativement à Dieu.

Nietzsche combat ce nihilisme des valeurs, qui est essentiellement un idéalisme des valeurs, en combattant cette conviction (presbytérale) de l’inanité du sujet. Il lui en va d’élever un sujet neuf. Amener à être debout un sujet courageux, résistant à la réalité. Pour cela, le désir de Nietzsche n’est pas la destruction des valeurs du monde réel, mais l’abolition du nihilisme des valeurs, qui subvertit ces valeurs.


OUI

L’accord est affirmatif sans être assentiment au réel. Il est reconnaissance, non pas assentiment. La reconnaissance ou l’accord précède l’acquiescement approbateur et le refus négatif.

Les sujets d’un accord sont sujets d’une réponse affirmative improbable. Ils disent oui à la réalité comme elle est. Cela ne signifie pas qu’ils accueillent tous les événements réels et les processus. L’accord n’implique pas le jugement. Être en accord, c’est prendre le risque d’un rapport au réel sans échelle de valeur. Ils sont en accord avec l’absence originelle de valeurs du réel. Car le réel n’est [] rien d’autre que l’incommensurable. C’est ce qui dépasse toute mesure. Le réel précède de son ordre ou de sa mesure toute échelle de valeur. C’est simplement l’incommensurable.


PHILOSOPHIE

La philosophie est un mouvement d’amour. Être philosophe, c’est être en accord. La philosophie prend le risque d’une affirmation sans réserve et irréversible et, de ce fait, une affirmation totale : elle se déclare en accord avec une certaine cruauté du réel afin d’être, au sein du réel, une praxis d’amour et de solidarité avec les victimes de cette cruauté. La critique ne peut être que critique sans amour. Tandis que la philosophie et l’art ne peuvent être ce qu’ils sont seulement provenant de l’amour.


RESISTANCE

Antigone représente la résistance même. Au lieu de juger des avantages et des inconvénients, la jeune fille agit dans un mouvement de folie, de manie, de colère que rien ne peut inhiber. Chez Antigone, il plait et convainc qu’elle perd la tête, son manque d’égard (vis-à-vis d’elle-même et des autres), cette sorte de folie meurtrière, qui échappe au “ service des biens ”, “ des biens privés, des biens familiaux, des biens domestiques, d’autres biens, qui nous concernent, des biens du métier, de la vocation, de la ville ”, de la reconnaissance sociale et de l’usage pratique de la raison.


SOBRIETE ONTOLOGIQUE

Bartleby et Odradek paraissent partager cette sobriété ontologique, l’indétermination adamique à être singularité pure. “ Être en tant qu’être, et rien de plus ” dit Deleuze, un sujet “ sans référence, sans propriétaire, sans qualité, sans particularité”, “ sans passé, ni futur”, Bartleby “ est pour l’instant”, l’être sans nom, à venir. Toni Negri et Michael Hardt font référence à Bartleby en tant qu’ “ homme sans qualité ” (La référence à Musil se retrouve aussi chez Deleuze), qui est “ simple humain et rien d’autre ”, “ être en soi”, “ humanité nue”, “ vie nue”, “ universalité nue”, afin d’en faire l’avant-gardiste du rêve d’une nouvelle communauté de singularités. La “ politique du refus”, de laquelle Bartleby est exemplaire, de l’Être-opposé, comme cela s’appelle dans l’Empire, semble être liée chez Deleuze, chez Hardt/Negri et chez Giorgio Agamben avec l’espoir d’une nouvelle universalité.


THEATRE

Le sujet nihiliste est sujet de théâtre, de l’exhibition de sa mauvaise conscience et de l’hystérie narcissique. Rien ne lui donne plus grande satisfaction que la publication du soi en tant que néant: “ la mauvaise conscience ”, dit Deleuze, “ est essentiellement hypocrite et comédienne.”


UNIVERSALITE

L'Universalité n’est rien d’autre que le titre d’un vide formel, qui habite le sujet concret comme un désert ou un océan sans fin. Les singularités-sujets sont les sujets de cet océan et de ce désert. Leur seule qualité est le manque de qualités. Les singularités-sujets sont, de ce fait, d’une certaine manière des morts vivants. Leur concrétion, qui fait d’eux une vie singulière, est de l’ordre du répétitif, de l’ordre d’une subjectivité universelle. C’est cette universalité qui lie le sujet et sa finitude à sa mort. Dans cette mesure, elle l’insère, ainsi que Derrida l’a montrée, dans la dimension de l’“ en tant que tel ” c’est-à-dire dans la dimension de sa forme invivable pure (en tant que telle). Universalité est le nom de cette forme, l’état du sujet, avant qu’il ne commence à vivre. Elle marque l’être-mort primordial du sujet autant que ceci seulement débute au dénouement d’un être-mort originel et sa vie se passe en tant que survie d’un mort (sur)vivant.


VITESSE

L’invisible est ce qui arrache le sujet à lui-même. Être sujet signifie de ne séjourner à aucun moment en soi-même. Cela signifie de se dépêcher dans la découverte de nouvelles visibilités relatives à l’invisible. Cela demande que le sujet soit impitoyable envers lui-même. Pour que la responsabilité soit possible, le sujet doit prendre tous les risques de la vitesse, de la précipitation aveugle, de l’accélération irréfléchie afin d’oser l’autorité de décider, au-dessus de l’abîme de son impuissance élémentaire. Cette dernière est tout sauf évidente.


ZONE MORALE DE LA FAMILLE

Le sujet étant le frère, on appelle démocratie la communauté de ces sujets : “ La démocratie, si l’on interprète tant soit peu le sens de ce mot, a rarement eu une idée d’elle-même qui n’ait inclus au moins l’éventualité de ce qui ressemble toujours à une possibilité de fraternisation. ”

Le sujet de la démocratie est le SUJET DE LA FRATERNISATION. Il constitue une confrérie avec d’autres sujets. Il forme la communauté fraternelle de la SUBJECTIVITE DEMOCRATIQUE. Pour ce qui est de sa propre articulation dans l’histoire, il est clair que le sujet n’est pas neutre. Le statut privilégié de l’homme par rapport à la femme, du frère par rapport à la sœur, de l’adulte par rapport à l’enfant, de l’homme par rapport aux animaux etc., est visible en tant que règle de son auto-interprétation herméneutique. Du moins en ce qui concerne la culture du logos en Europe, une culture qui favorise le masculin, qui définit le concept de raison, d’esprit, de conscience de soi et de l’écriture sur le plan d’une axiomatisation rarement voulue de l’affirmation virile.

La communauté des frères est la communauté de la subjectivité masculine dans la mesure où “ la femme ”, le sujet en tant que femme et le sujet de la féminité, est exclue dès le départ du domaine du logos. Le champ d’action de la femme est, dans le dispositif classique du non-logos du foyer familial (oikos), la zone morale de la famille, le tombeau de la raison. Tandis que dans le monde du logos, c’est-à-dire en dehors de cette zone, le sujet (masculin) sort vainqueur de l’aventure du réel, l’existence de la femme se limite à la réalité irréelle d’une permanence au foyer.


CONFERENCE 38

AMERIQUE

Deleuze n’est pas seulement, au côté d’Artaud et de Nietzsche, le PENSEUR DE LA CRUAUTE. Il a aussi prolongé sa pensée d’une réfléxion sur l’Amérique, sur sa littérature et sa philosophie :

“ L’acte fondateur du roman américain – le même précisément que pour le roman russe – est celui de dissuader le roman d’emprunter la voie des raisons et de laisser naître des personnes, qui se tiennent dans le néant, ne survivent que dans le vide, gardent leur secret jusqu’à la fin véritable et défient la logique et la psychologie. ”91

Le ROMAN AMERICAIN désenchante la LOGIQUE DES RAISONS. Il se soustrait à la simple exigence européenne de la causalité et de la justification (en ce sens, Husserl est effectivement le philosophe de l’Europe), afin de laisser entrer ses figures dans un espace au-delà des significations constituantes, de les ouvrir à la “ zone hyperboréenne ”, “ qui est très éloignée des zones pondérées ” (Deleuze). Le ROMAN n’a pas besoin de JUSTIFICATION, tout comme la VIE n’en a pas besoin. Ce n’est pas un système de justification, tout comme la philosophie du PRAGMATISME n’est pas un système de constitution et de justification de soi.

L’entrée de la pensée, du roman, ou d’une de ses figures dans la zone hyperboréenne semble impliquer une sorte de « déseuropéïsation » et de désubjectivation de l’histoire – , quitte l’Europe, qui est en soi une zone pondérée, la ZONE DE LA DIPLOMATIE, de la DOUCEUR DIALECTIQUE et de la CONCORDE SPECULATIVE, de la contemplation, de la réflexion, de la communication, du devoir, de la mauvaise conscience et d’une certaine miséricorde, afin de faire l’expérience d’une CRUAUTE NON-EUROPEENE. Elle est expérience de DEPASSEMENT DE SOI DU SUJET, de la subjectivité en tant que subjectivité transeuropéenne ou extase :

“ Le système de la cruauté exprime les relations finies du corps existant avec force, qui l’affectent, tandis que le vide des devoirs infinis détermine les relations de l’âme immortelle aux jugements. Partout, c’est le système de la cruauté qui s’oppose, devant le tribunal, au vide. ”92

Comme on le sait, la PHENOMENOLOGIE de HUSSERL de l’ “ humanité européenne ” et de la “ science européenne ” implique un moment éthique radical en s’attachant à l’irréductibilité du SUJET TRANSCENDANTAL. Husserl était convaincu que le RELATIVISME philosophique (psychologisme, historicisme, naturalisme etc.) mène à la CATASTROPHE ETHIQUE. Au plus tard au cours des années trente, la POLITISATION DE SOI DE LA PHENOMENOLOGIE TRANSCENDANTALE devient explicite. Tandis que Karl R. Popper, par exemple, rend responsable le TOTALISME UNIVERSALISTE et son “ hybris ” à l’encontre du TOTALITARISME POLITIQUE, Husserl quand à lui pointe le RELATIVISME comme étant le danger véritable. Comme si souvent, on a à faire avec le conflit entre une ontologie ou la phénoménologie de l’être (essentia ou natura) et l’insistance sur la raison naturelle, historique ou empirique. Dans les deux cas, il s’agit de discours constitutionnels, qui définissent la cause (arche) parfois en tant que ratio, en tant qu’origine transcendantale, parfois en tant qu’abyme transcendantal ou contingence finie (“ nature ”).

Roland Barthes écrit : “ Le mythe de la conditio humana s’appuie sur une très vieille mystification, qui, de tout temps, tient à s’établir sur le fondement de l’histoire. L’humanisme classique postule que, si l’on gratte un peu dans l’histoire des êtres humains, dans la relativité de leurs institutions ou à l’inégalité superficielle de leur peau [...], l’on parvient très rapidement à la couche la plus profonde d’une nature humaine universelle. L’humanisme du progrès doit, à l’inverse, penser en permanence à renverser les concepts de cette vieille tromperie, à déchirer sans cesse la nature, sa “ légitimité ” et ses “ lois ” afin de découvrir ainsi les histoires et enfin établir la nature même comme étant historique. ”93

L’ “ humanisme classique ” se fie à la nature, comme on se fie à une détermination essentielle : la nature est un principe transcendantal, qui se soustrait au “ poids déterminant de l’histoire ”. Là-contre, l’ “ humanisme du progrès ” tente de rompre avec l’idée du principiel, avec le principe et son intangibilité : il naturalise “ la nature ”, l’historicise et la destitue. Dans une argumentation proche de celle de Heidegger, Derrida dénonce la complicité de L'UNIVERSALISME métaphysique (idéalisme) avec le PARTICULARISME métaphysique (empirisme, positivisme) afin d’empreindre un nouveau concept du transcendantal en tant que QUASI-TRANSCENDANTAL. (Il est profitable de se rappeler qu’Husserl, dans l’article "Logos" de 1910/11, rejette le NATURALISME en tant qu’idéalisme et objectivisme, même contradictoire et inconséquent, et le pragmatisme en tant que positivisme dans un relativisme du phénomène rival).94 Le quasi-transcendantal fait référence à L'INDECIDABILITE, à l’irréductibilité et à l’intransigeance de la différence qui distingue l’universel du particulier :

“ Ce que j’ai appris des grandes personnalités de la philosophie, plus particulièrement de Husserl, est la nécessité de poser des questions transcendantales. Afin de ne pas rester prisonnier de la fragilité d’un discours empirique, et afin d’éviter l’empirisme, le positivisme et le psychologisme, il est nécessaire de renouveler la question transcendantale. Mais une telle question doit être tellement renouvelée qu’elle incorpore la possibilité de la fiction, du hasard et de la contingence, et il est assuré ainsi que la nouvelle forme de la question transcendantale n’imite pas seulement le fantôme du sérieux classique transcendantal, sans refuser ce qui constitue l’héritage fondamental de ce fantôme. ”95

Si un certain EMPIRISME caractérise L'EXPERIENCE DE SOI AMERICAINE et un rationalisme déterminé (un rationalisme essentiellement irrationnel dans la perspective de la philosophie anglo-américaine), la forme de L'EUROPE, la pensée de la différance (de la quasi-transcendantalité, de la réserve transcendantale et de l’empressement transcendantal) peut être conçue comme une sorte de principe d'incertitude américano-européen ou de relation floue? En tant que pensée, qui s’occupe du sujet transcendantal européen avec les risques de L'ACEPHALIE AMERICAINE, afin d’affecter à la fois le “ sujet américain ” et son origine européenne et l’exigence qui l’accompagne selon la communauté transcendantale ? Le pragmatisme américain ne réalise-t-il pas à sa manière cette ALLIANCE PROBLEMATIQUE d’une Europe, qui a fait des pensées de la communauté une exigence transcendantale, avec l’Amérique de L'EXPERIENCE DE LA CONTINGENCE, qui formule sa seule certitude dans la certitude de soi socratique en tant que CERTITUDE DE L'INCERTAIN?

L’apologie de Karl Popper de la figure du dialogue socratique ignore l’hybris socratique évident et, en tant que tel, affirmatif, qui réside dans la prétention des professeurs. La maïeutique est, tout d’abord, prétention, autorisation de soi. Elle repose sur le savoir de l’intransigeance de l’autorité. Ce savoir dépasse la polarité platonique du savoir et du non-savoir. C’est un savoir de la prétention sans mesure en tant que condition de possibilité d’une subjectivité responsable. La formule socratique: “ je sais que je ne sais rien ” (eido ouk eidos), doit être lue avec cette double connotation: 1. je sais que je ne sais rien, 2. je sais que je ne sais rien. La troisième interprétation possible est la favorite : je sais que je ne sais rien. C’est l’interprétation d’un ressentiment (dis)qualifiant l’Occident en général.

La ZONE HYPERBOREENNE est l’Amérique ou le rêve d’une certaine Amérique du Nord, l’Amérique même en tant que rêve et en tant qu’Amérique rêvant, donc en tant que pays qui se rêve dans ce rêve américain trop souvent cité? En fait, il semble qu’aucun pays ne se rêve autant comme pays abondant, intense et sans réserve que l’Amérique ne le fait. []Ce pays, dont la philosophie s’est établie comme pragmatisme, pourrait être le plus onirique de la planète. Comme RICHARD RORTY le dit avec JOHN DEWEY, le pragmatisme “ tout comme l’Amérique ” serait l’extériorisation d’une mentalité pleine d’espoir, soucieuse d’amélioration et encline à l’expérimentation ”. Contre toute vraisemblance, il serait l'interprétation onirique de se rêve. Malgré toute diffamation européenne. Depuis toujours, on lie l’ “ Amérique ”, les USA et le “ pragmatisme ” dans une superficialité proche de la certitude de soi onirique : une certaine incapacité à la profondeur, une réflexion historique lacunaire, une “ apothéose de l’avenir ”96, un levé sans histoire et sans respect du quotidien et de ses obligations.

L’Amérique, dont l’histoire semble trop courte pour se sentir embarrassée par elle, confinée ou engagée envers elle, serait un pays tourné vers le POSSIBLE DE L'AVENIR. Il s’agirait pour elle de laisser advenir “ un avenir plus satisfaisant à la place d’un présent non satisfaisant et, ainsi l’espoir à la place de la certitude ”97

Tandis que le REVE EUROPEEN s’enchaîne au phantasme de ses propres ORIGINES, il semble que l’oubli et le refoulement de ses origines font partis du REVE AMERICAIN. Le pragmatisme affirmerait un OUBLI ACTIF comme condition de possibilité de ses activités. L’Amérique doit être amnésique. Pour être l’Amérique, elle doit oublier l’Europe, la fondation originelle européenne du logos dans la Grèce antique. Elle est forcée de NIER SES ORIGINES afin de se constituer (à chaque fois de nouveau) en tant qu’Amérique. Elle s’est émancipée de son héritage afin d’être LIBRE et RESPONSABLE par rapport à l’avenir. Rien ne semble le moins comprendre l’ “ Amérique ” que la larmoyance imbibée du passé, les faiblesses, la passivité et la complexité de l’“ Europe ”. Elle tente de se protéger devant rien d’autre aussi énergiquement que devant le ressentiment et devant le manque de capacité de décision qui l’accompagne, devant la jalousie vaine, l’amour de soi sentimental de la “ morale européenne du salut et de la miséricorde ” entière.98

Pour former une “ morale de la vie ”, du présent et de l’avenir, il faut évidemment un courage américain. Se livrer à l’avenir exige de calculer avec l’incalculable. Cela exige d’interrompre l’économie de la conservation de soi, afin de prendre le risque de l’aventure non économique du DEVENIR SANS BUT. On doit porter en soi la capacité du DEPASSEMENT DE SOI, le courage de changer de masque, de s’élever contre soi-même, afin de finalement perdre la face :
“ Perds la face. Deviens capable d’aimer sans souvenir, sans phantasme et sans interprétation, sans question, sans clarification de l’ici-et-maintenant. ”99

Aimer l’avenir signifie s’ouvrir à l’avenir comme on reçoit quelque chose d’indéterminé. Cela signifie tenir à l’ici-et-maintenant de sa subjectivité. En aimant ce qui ne se laisse pas aimer ou se laisse seulement aimer en tant que quelque chose d’inconnu et d’incontrôlable, le sujet de l’amour fait l’expérience d’une PRECIPITATION ou d’une ACEPHALIE peut être typiquement américaine. Au moment de cette expérience, il culbute. Il se trouve en tant que soi actuel reléguer à un avenir incertain, il ne peut faire rien d’autre que de ratifier, dans ce mouvement de précipitation de soi, l’impulsion de la reconstitution, c’est-à-dire le dépassement et la redécouverte de son ego :

“On ne comprend pas le pragmatisme, quand on y voit seulement une simple théorie philosophique créée par les américains. Au contraire, on saisit la nouveauté de la pensée américaine, dès que l’on voit dans le pragmatisme une des tentatives, de changer le monde et de penser un nouveau monde, un nouvel être humain dans la mesure où ils sont créés. La philosophie occidentale était le cerveau ou l’esprit paternel, qui se réalise dans le monde en tant que totalité et dans le sujet connaissant en tant que possesseur. ”100

Le PRAGMATISME laisse le sujet entrer dans un NOUVEAU MONDE, un monde dans lequel son être n’est pas encore décidé. Le sujet ne se possède pas, comme la philosophie de l’Europe l’a prévu. Il ne réalise ni sa nature, ni son être. Il n’a ni nature, ni être. Sa nature est celle d’un DEVENIR INCESSANT, d’un mouvement ne s’arrêtant pas, qui le porte au-delà des frontières de tout concept d’essence.

La connaissance de soi et la conscience de soi signifie que le NOUVEAU SUJET se perde en dehors de la steppe, dans la SOLITUDE DU DESERT et de L'INFINITE DE L'OCEAN. Et en raison de cette solitude, de cet ABANDON TRANSCENDANTAL, le nouveau sujet se cherche des alliés. Il forme les idées de la communauté de ce qui sont abandonnés et sans “ abri transcendantal ”, la communauté de ce, qui – comme le dit Bataille – n’appartiennent à aucune communauté. C’est la communauté des “ sujets ” tombés en-dehors de l’espace de la nature et de l’être (en-dehors de l’Europe), de l’alliance des singularités simples, des PURES ORIGINAUX, comme le dit Gilles Deleuze, qui est affirmée dans les concepts de l’amitié nouvelle. La littérature américaine a à faire avec ces nouveaux sujets, qui doivent découvrir leur être dans l’ouverture des zones et des paysages qu’ils traversent, qui, au lieu de participer à la COMMUNAUTE TRANSCENDANTALE des SUJETS-NOUS EUROPEENS, sont des passants anonymes, des erres, des vagabonds, des aventuriers et des pionniers :

“ L’objet de la littérature américaine est la production de relations entre différents aspects de la géographie des Etats-unis, le Mississippi, les Rocky Mountains et les prairies, et ses histoires, luttes, amours, évolution. ”101

Le nouveau sujet exige un NOUVEAU CONCEPT DE L'AMITIE. D’une amitié, qui n’impose aucune interruption à sa singularité, et qui montre cependant les qualités de la “ camaraderie ” chère à Whitman :

“ La camaraderie est mutabilité, impliquant une rencontre avec le dehors, une migration des âmes sous les cieux, sur les “ routes infinies ”. [...] La société des camarades, c’est le rêve révolutionnaire américain, auquel Whitman a apporté une énorme contribution. ”102

Elle est une synthèse a posteriori, une connexion ultérieure, fragile et fortuite mais pas quelconque. Pour en dire autant à propos de la relation de l’empirisme anglais avec la constitution géo-anthropo-politique de l’ “ union ” américaine. Elle doit être combattue, acquise, implorée ou éprouvée. Tandis que l’Europe répète la nécessité de relation (la synthèse a priori kantienne est un modèle typiquement européen), la littérature américaine, tout comme le pragmatisme américain, tient à sa capacité de produire surtout les relations des singularités entre elles et avec la nature. Il s’agit de liens précaires, inventés, qui ne profitent pas de la protection d’un concept d’être transcendantal. Afin de parvenir à quelque chose de nouveau, afin de se créer de nouveau, le sujet doit se libérer de ses anciens liens. Il doit REDEFINIR SES PROPRES CONTOURS et son rapport aux contours d’autrui avec la force et la violence nécessaires, qu’exige tout être. Il doit s’émanciper de soi, de ses origines, du milieu dans lequel il a grandi, et de son histoire ainsi que des virtualités de la société, de la politique et de la morale de son temps :

“ Le “ devenir ” n’appartient pas à l’histoire ; l’histoire décrit encore aujourd’hui simplement la totalité des conditions récentes comme toujours, desquelles on se détourne, afin de devenir, c’est-à-dire afin de créer quelque chose de nouveau. ”103

Devenir signifie déchirer le voile de l'histoire. Cela signifie s’abandonner au courant d’une passion imprévisible, de la “ grande passion du jeu philosophique ” (Badiou). Se mettre en jeu, jeter les dés, avec comme seule mise soi-même, afin de produire la BRUSQUE EVIDENCE D'UN EVENEMENT. Et cependant, ce MOUVEMENT TRANSHISTORIQUE dans l’histoire se produit sans être le produit de cette histoire : “ L’événement même a besoin du devenir comme d’un élément anhistorique. ” Le devenir ne se laisse pas réduire à l’histoire, “ la devenir n’est pas historique ”.104 Une sorte de dépassement libre en fait partie. Il dépasse l’histoire, et il dépasse ce dépassement, afin de former sa PROPRE INTENSITE, dans l’ici-et-maintenant, pour laquelle il n’y a pas à disposition de vocabulaire, pas de grammaire, pas de syntaxe, pas de logique.