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MARCUS STEINWEG
 

ABECEDAIRE DE LA VERITE

AVEUGLEMENT

La question de l’aveuglement n’est pas une question parmi d’autres. Elle touche au problème d’une impuissance constitutive ou transcendantale, en tant qu’elle appartient au sujet comme tel. Le sujet est toujours dépassé par l’invisible. Invisible transcendantal : “ néant ”, comme le constate Merleau-Ponty, “ en tant que “ possible ” autre visible ou en tant que “ possible ”, visible pour autrui [...] – L’invisible est là, sans être objet, c’est la transcendance pure / sans masque ontique. Et finalement, les “ choses visibles ” mêmes sont centrées également autour d’un noyau absent. ”

Etre aveugle devant l’invisible ou s’aveugler, perdre la vue et la lumière du jour – n’est-ce pas là le sort du sujet en général ? Dans la mesure où tout sujet est sujet de découverte de soi, c’est-à-dire de responsabilité, ne tourne-t-il pas autour de ce moment de folie qui fait du sujet le sujet d’une accélération aveugle, qui s’empresse de s’étendre dans l’incontestable, en inventant les figures du Visible? Il y a subjectivité seulement en tant que confrontation avec l’invisible.


BONHEUR

Le bonheur est la vérité du sujet.


COMPOSSIBILITE

Grâce à Blanchot et à Deleuze, on apprend quelque chose sur la COMPOSSIBILITE de la mort et de la vie. Le sujet singulier se meut toujours sur un abîme aussi bien que sur une vérité. À un moment précis de la nuit, des événements sont possibles qui prennent le souffle du sujet et de sa langue. L’irruption de l’inconnu peut devenir l’objet d’un assentiment absolu. Le sujet assentit ce qu’il dépasse. Cependant, l’inconnu ne perd pas de l’horreur qu’il promettait. Son présent est la privation continuelle.

La science, la philosophie et l’art décrivent l’acte de cet assentiment, qui revient chez Deleuze et Guattari à se mettre en contact avec le chaos. Ils tentent de maintenir un CONTACT PRECAIRE AVEC LE CHAOS, de le combattre sans nier son efficacité obscure ou sans le limiter en général, pour s’armer devant un autre danger qui apparaît comme mesure contre le désordre absolu, sans être un mouvement de fuite, “ une sorte de “ parasol ” pour se protéger du chaos ”. Tandis que l’opinion crée ce parasol phantasmatique, dont elle a besoin, pour s’enfuir devant le CHAOS, la science, l’art et la philosophie s’abandonnent à un autre rapport à cet abîme.


DEUIL

« Dans le deuil[], dit Freud, []le monde est devenu pauvre et vide [](il ne signifie plus rien pour le sujet du deuil après la perte d’une personne aimée par exemple), dans la mélancolie, le moi reste le même. ” Chez les belles âmes (les sujets du narcissisme), il s’agit des deux simultanément. Le monde (l’extérieur) n’existe pas, si le monde n’existe pas, alors le moi (l‘intérieur) dénué de monde n’existe pas non plus (ou seulement en tant que cage vide, en tant qu’écorce). La belle âme habite l’espace d’envie mélancolique d’une dissolution échouée de soi. Elle s’est survécue à elle-même et s’éprouve comme son double fantomatique.


EXPERIENCE DE L'EXTERIEURE
(La limite des livres)

Le sujet de la lecture se soumet à une expérience ouverte qui n’atteint l’intensité d’un événement que comme émotion non protégée et impossible à anticiper. Lire signifie faire l’expérience de sa propre impuissance et de son émotivité avant de se redresser au-delà du livre, en tant que sujet de cette expérience, pour s’affirmer comme agent de l’événement.

On n’acquiert de l’autorité que sur ce qui échappe à sa propre autorité. On n’est souverain que par rapport à une impuissance factice et inéluctable. C’est ce que Deleuze appelle la “ lecture de l’intensité ” : “ quelque chose passe ou ne passe pas, quelque chose se produit ou ne se produit pas. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C’est comme un courant électrique. ” Un texte intensif provoque un lecteur intensif. Le texte se surpasse en tant que texte pour aller vers un extérieur, un au-delà du texte, pour devenir une expérience qui, comme toute expérience vraie, représente un choc qui désintègre le sujet. L’intensité du texte décide de cette capacité à perturber ou à émouvoir. Le texte réalise sa responsabilité dans la mesure où, à l’instant de cette expérience, il pousse le sujet à faire l’expérience de sa liberté et de sa responsabilité. Le texte disparaît derrière cette expérience, il s’y dissout : “ Lorsque le livre cesse d’être livre, qu’il est un non-livre, une simple ardeur rayonnante, il n’est plus qu’une forme variable et est donc profondément superflu. L’auteur disparaît dans l’écrit, l’écrit dans les lecteurs. ”

L’expérience du texte atteint son sens à la limite du livre. Elle contraint le sujet à se retourner vers lui-même. Elle force son auto-affirmation. Elle l’arrache à l’aliénation du papier, de la culture, à l’Autre. A la limite du livre, le sujet prend conscience de l’intensité et de l’urgence de sa responsabilité. Le sujet surpasse la subjectivité du lecteur ou de l’auteur et revient à sa réalité nue pour réaliser le “ oui facile et innocent de la lecture ”, dans cet acte de surpassement toujours irréfléchi ou aveugle. En effet : “ La lecture a lieu au-delà ou en deçà de l’entendement. ”


FONDATEURS

POLEMOS est un autre nom de l’abîme irréductible, du désordre incroyable pré-originel ou de la multiplicité de l’être. C’est un nom pour la guerre qu’Heidegger conçoit comme vérité de l’être ou EREIGNIS, événement : la DIAPHORA comme différence irréductible. La communauté des guerriers est communauté-différence ; Elle est communauté-contact de sujets, qui touchent l’abîme, l’événement, la diaphora pour la créer et la fonder. Les guerriers sont des fondateurs.

Les fondateurs sont des créateurs. Ils produisent une nouvelle réalité, une vérité. Car “ toute vérité est nouvelle ”.


GUERRE AMOUREUSE

La proximité de l’amour, qui s’exprime dans la communauté des amants, est un « vécu-distance » qui appartient à l’expérience de l’altérité. C’est la VIOLENCE DE L'AMOUR, la pression particulière qui témoigne de toute singularité de l’amour. Le point commun de l’amour n’est pas l’accord, la complétude, l’économie. L’harmonia des amants est le CONFLIT, qui fulmine en la fille d’Ares et d’Aphrodite, entre la GUERRE et L'AMOUR. Le cosmos de l’amour est trop divers pour être mélodieux comme un beau bijou. L’univers des amants paraît aussi vieux que l’univers lui-même. L’univers, si nous nommons ainsi la totalité de l’être dans son incommensurabilité, n’est pas le cosmos. C’est le CHAOS DU DEVENIR: scène d’une multiplicité irréductible de mouvements et d’événements, qui ne totalise aucun concept.

Dans ce théâtre, les amants se touchent comme des étrangers : comme si le sujet plongeait avec un doigt dans le vide. Là où est l’autre, il n’y a rien. C’est l’altérité absolue, l’impossibilité même de le toucher. Toutefois, l’amour se distingue complètement de la non-adoration du nihilisme. Car le rien de l’autre, qui touche à l’amant et commence à cajoler, est son être. L’autre n’est rien sans être vain. N’être rien signifie être tout : pure indétermination, virtualité parfaite.


HORIZONS CONSENSUELS

Afin d’être une affirmation de la forme ou de la vérité, l’art et la philosophie doivent se refuser à “ l’ordre du faire politique ”. C’est l’ordre du possible, du pragmatique et de son ingéniosité pratique, de l’intelligence de la situation. C’est l’ordre de la phrônesis comme le dit Aristote. La dimension de la raison diplomate, énergique. La philosophie et l’art se meuvent, en tant que FORMES D’AFFIRMATION radicales, mais elles sont sans fond, non garanties par quelques principes généraux. Elles le font au-delà de cet ordre de faisabilité, non pour se détourner du monde et de la réalité comme la politique au sein de l’ordre du faire politique, mais pour placer L’INTENSITE de leur AFFIRMATION sur un autre horizon, horizon de l’infini et de l’impossible où le sujet de l’absorption résiste, comme le dit Kant, par simple intérêt ou affinité. L’art et la philosophie sont des formes d’auto-accélération d’un désir d’affirmation, qui transpercent les horizons consensuels de la discussion, de l’argumentation, de la communication, de l’explication, de la justification ou de la propre garantie réflexive. Il n’y a art et philosophie seulement à travers cette percée. Comme violence du dépassement d’horizon. Comme violence-affirmation d’un sujet de la décision. Une décision, qui transperce l’horizon du possible grâce à la dimension de l’impossible, qui est la dimension de la vérité.


IMMANENCE

L’immanence n’est pas ce que l’on oppose dans les systèmes simples à la transcendance. Elle est mouvement de la transcendance en soi. Elle force la transcendance à rouler et s’enroule en soi. L’immanence produit la transcendance en-soi-de-soi tant qu’événement ou mode de mouvement : “ la transcendance ”, dit Deleuze, “ est toujours un produit d’immanence. ” L’immanence désigne ce “ flux de conscience absolue ”, dont parle Blanchot ; en tant que bonheur du jour et en tant que subjectivité hystérique nivelée du cogito hérité, en tant que niveau d’immanence pré-cogitale, pré-personnelle, pré-individuelle et pré-sujective, et qui peut s’appeler “ une vie ”. Une vie, sans article déterminé, c’est-à-dire également sans qualité, neutre et anonyme, “ au-delà du bien et du mal ”, événement pur et subjectivité pure, indéterminée.


JEUX DEMOCRATIQUE

La démocratie est ce qui pousse à leurs limites les formes démocratiques, les dispositifs établis des fonctions et des opérateurs démocratiques. Elle est ce qui introduit une non-fonction, une contradiction, une aporie dans l’idée du sujet démocratique. Le sujet de la démocratie doit se trouver en quelque sorte dans une position d’adversité envers le sujet, disons, démocratisé. Le sujet de la démocratie est quelque chose d’essentiellement autre qu’un non-sujet démocratisé assimilé à la logique policière. Il n’est pour ainsi dire qu’opposition à sa démocratisation. En se démocratisant, le sujet démocratisé s’est justement débarrassé de cette part d’opposition du sujet que le sujet de la démocratie privilégie et protège. C’est cette part du sujet, son affirmation et sa défense, qui empêche le sujet de n’être que l’objet d’une démocratisation, c’est-à-dire d’une dé-subjectivation.

La démocratie, c’est la pause, l’arrêt, l’épochè forcée de tous les processus institutionnels, administratifs, techniques et bureaucratiques qui régissent cette dé-subjectivation. Au lieu d’incarner un apaisement consensuel d’éléments conflictuels, la démocratie est quelque chose qui trouble cet apaisement. La démocratie est ce qui reporte à l’infini l’auto-apaisement de la bonne conscience démographique et contribue ainsi à l’entraver. Elle est l’auto-dépassement de toutes les institutions et de toutes les structures qui répondent à cette volonté d’apaisement. C’est, comme dit Jacques Rancière, “ le nom d’une interruption singulière de cet ordre de répartition des corps dans la communauté, que j’ai proposé d’appeler police, au sens large du terme. C’est le nom de ce qui interrompt le bon fonctionnement de cet ordre par le biais d’un singulier dispositif de subjectivation. ”


LOGOS

Philosophie en tant que DIALECTIQUE, en tant que “ dialogue entre des amis où toutes les capacités spirituelles seront exercées au hasard et collaborent sous la conduite de la raison afin de lier l’observation des choses, la découverte des lois, la composition des termes et l’analyse des représentations et relier sans relâche tout lien de la partie au tout, du tout à la partie ”. La communauté des philosophes s’articule tout d’abord comme la communauté de dialogue de sujets qui reportent sur la raison la conduite de toute autre capacité. Il s’agit de la communauté de raison d’observateurs, de découvreurs, d’iconographes et d’analystes, opérant sur le fond du LOGOS UNIVERSEL.


MELANCOLIE

Le sujet de la mélancolie est SUJET DU SOLEIL COUCHANT, sujet d’un assombrissement incessant. Il affirme cet assombrissement comme son être. Il s’identifie avec le VOL OCCIDENTAL DE LA LUMIERE. La mélancolie est réconciliation refusée, insistance sur l’indissolubilité d’un sujet sans détermination d’essence. Le sujet mélancolique est refoulé vers lui-même, interrompu ou déchiré par un manque originel. Le mélancolique se distingue de l’endeuillé car il tient à la singularité, à l’unicité et à l’irréparabilité de ce qui est perdu. Il s’identifie à cette irréparabilité en osant inscrire la perte singulière dans la structure générale du manque (qui concernerait le sujet en tant que tel) et, de ce fait, le neutraliser in concreto.


NARCISSISME

Tandis que le SUJET NARCISSIQUE effectue sa saisie à l’échelle de la FERMETURE IDENTITAIRE DE SOI (afin d’empêcher ou de refouler une blessure factuelle), le sujet de l’expérience est livré à la facticité de la douleur même sans se rendre passif par rapport à la douleur. Le SUJET DE LA DOULEUR doit s’élever au-delà de la douleur sans l’aiguiser ou la nier. C’est le sujet de l’amour, du contact passionné avec l’intouchable. Il se perd et se constitue dans ce contact. C’est le contact avec le non-contactable, l’événement d’une dés-individualisation radicale de soi dans lequel le sujet se constitue comme sujet de la dépense de soi.


OLIGARCHIE

Démocratie signifie : souveraineté/pouvoir du peuple/de la foule. Mais comme on le sait, ce PEUPLE, celui qui règne et jouit du pouvoir, se compose d’une foule exclusive de sujets dont l’autorité domine le pouvoir de décision d’une majorité. Seul le peuple qui parle indirectement peut prétendre à l’auto-souveraineté. Il doit, jusqu’à un certain point, se renier lui-même pour être sujet de démocratie, pour être démocratique. Le principe de la démocratie est le principe de ce reniement public de soi-même par le biais duquel le sujet isolé s’imagine participer de manière effective, tout en sachant que ses décisions dépendent des décisions du petit nombre de ceux qui (la démocratie est synonyme d’oligarchie, elle n’a jamais été autre chose, dit Heiner Müller) régissent les conditions de la décision et leur pouvoir d’action. La communauté fraternelle est la communauté d’auto-abgnégation de sujets dont le démocratisme se fonde sur le principe de l’exclusion de même que sur l’auto-exclusion.


PATHOS

Le MONDE DU PATHOS, qui selon Deleuze appartient aux figures de Proust, est le monde anti-platonicien des signes, qui résiste à la force réconciliatrice du logos. C’est le monde des brides originelles de l’univers. Elles ne sont en aucun cas les morceaux d’un tout originel. Elles appartiennent ni à une totalité, ni à une origine identifiable. Elles se ne laissent pas restaurer comme les singularités d’un monde-logos grec en tant que ruines d’un logos dans le processus de la convalescence dialectique. Elles sont SINGULARITES SANS HORIZON ET ORIGINE, les particules absurdes, dénuées de sens, d’un monde de l’affect et de son absence de fondement. Le monde du pathos sera peuplé de SUJETS-IMMANENCES SINGULIERS.


QUIETISME PROFESSORAL

Ce que Blanchot dit de Klossowski est également valable pour Deleuze :

“ Nous sommes inéluctablement attirés par le sentiment qu’une certaine gravité est ici en jeu et que cette gravité, qui peut s’exprimer par le rire, touche manifestement l’existence de celui qui écrit avant de toucher celui qui est appelé à lire (pour boucler la boucle de la communication écrite). ”

Le plaisir serait le seul motif de la philosophie. Que signifie plaisir ? Quelle envie, quelle sérénité commande l’ “ optimisme ontologique de Deleuze ” ? Comme Lucrèce, Spinoza et Nietzsche, Deleuze a promis un nouveau corps à la pensée : une nouvelle envie et un nouveau désir, une autre réalité tournée vers la vie en tant que telle : “ La grande valeur de sentiments négatifs ou de passions malheureuses est la mystification sur laquelle le nihilisme fonde son pouvoir. (Lucrèce et Spinoza écrivent déjà des pages définitives à ce sujet. Bien avant Nietzsche, ils conçoivent la philosophie comme une autorité d’affirmation, comme une lutte pratique contre les mystifications et comme l’exorcisation du négatif.) ”

Fonder la philosophie dans le plaisir, c’est aussi la position d’une gravité ontologique profonde qui refuse d’imiter l’austérité philosophique traditionnelle, laquelle met en scène son nihilisme pour traduire sa méfiance envers la vie et ses passions. L’ontologie du plaisir échappe aux deux nihilismes : elle se refuse au pathos (obscurantiste, ésotérique etc.) religieux du jugement et de la promesse et elle combat le divertissement nihiliste et son cynisme de l’imprévu, qui monumentalise le non-sens en en faisant l’emblème de sa fière impuissance.

Le plaisir de la philosophie, c’est aussi la capacité de rire de même que la libération de toutes les sensations superflues qui, au lieu de favoriser la dépression et le doute inerte, culminent dans l’humour et le comique de la vie et de son devenir illimité. La philosophie se prépare au bonheur imprévisible. Elle attend l’inconnu sans calcul et sans ressentiment. En sanctionnant dans une exubérance dionysienne son lien avec la vie et ses jeux insondables, elle est aussi une activité corporelle et érotique. Le texte philosophique procure du plaisir, bouleverse ou déstabilise. Il ne laisse en aucun cas indifférent.

Lire Nietzsche sans rire, dit Deleuze, signifie ne pas avoir lu Nietzsche. Le nom de Nietzsche est, comme peu d’autres noms, synonyme d’une pratique nouvelle de la lecture, d’une nouvelle lecture et d’une nouvelle théorie de la lecture, de même qu’il symbolise un autre logos et, par conséquent, une nouvelle herméneutique.

Et pourtant : “ Cela ne concerne pas seulement Nietzsche, mais également tous les auteurs qui forment justement cet horizon de notre anti-culture. Ce qui montre notre décadence et notre dégénérescence, c’est la manière dont nous prenons conscience de la nécessité de surmonter la peur, la solitude, la culpabilité et le drame de la communication, c’est-à-dire tout le tragique des profondeurs de l’âme. Max Brod lui-même relate encore le rire fou qui s’est emparé des auditeurs lorsque Kafka a lu le “ Procès ”. En ce qui concerne Beckett, il est même déjà difficile de le lire sans rire, sans passer d’un moment de plaisir à l’autre. (...) Loin de nous faire sombrer dans notre petit narcissisme ou dans l’effroi de la culpabilité, la lecture des grands livres fait éclater le rire schizophrène ou le plaisir révolutionnaire.”.

Le rire deleuzien s’attaque au narcissisme aigri des sujets qui revalorisent leur déficit au lieu de rire d’eux-mêmes, de leur déficit, de leur impuissance, sans pour autant les neutraliser. Nietzsche, qui fait de la douleur le point de départ de sa sérénité et de ce qu’il appelle la “ grande santé ”, est le penseur du bonheur inébranlable. Il faut faire la distinction entre sa sérénité et la placidité orientale qui incite à l’auto-apaisement, à l’auto-destruction et à l’éviction de la volonté. Au lieu d’anéantir le moi, il faut en faire la raison et le sujet de cette nouvelle sérénité. Nietzsche a donné au comique de l’humain et du trop humain une forme aussi mélancolique que sereine. Son hyperbolisme est un hyperbolisme du rire, d’une joie débordante, un affect quasi inhumain ou surhumain.

Depuis Nietzsche, la pensée doit choisir entre le ridicule du quiétisme professoral, qui profite toujours de la modestie des fonctionnaires, et l’humour philosophique, qui est un humour risqué du changement et de la révolte. Depuis Nietzsche, il n’y a plus d’arguments en faveur de l’esprit de lourdeur, du larmoiement pénible de la théorie pure, de la sédentarité de la pédagogie universitaire, qui font de la considération et de l’analyse une malédiction de l’ici-bas avec sa cruauté et son innocence immanentes. Le plaisir de la philosophie est le plaisir de l’innocence dionysienne. Il est l’approbation innocente d’une cruauté en quelque sorte innocente : “ Le plaisir du différent ”, dans sa recherche d’une nouvelle justice.


RESSURECTION

Le SUJET DU DEHORS est sujet d'une certaine résurrection. Il est mort et il continue à vivre son être-mort en tant que défunt. Il vit dans la mesure où il est déjà mort. Dans l’événement de la résurrection, la vie ne suit pas la mort afin de triompher d’elle. La résurrection signifie réagir vivant à la mort, à son être-mort. La sérénité du sujet de cette réaction ou de cet assentiment ne rapporte pas sa souveraineté au triomphe de la vie sur la mort. Elle résulte du triomphe de la mort sur la vie, qui est à la fois triomphe de la vie ou de l’autre jour. On est déjà décédé, on est mort avant que l’on ne commence à vivre. Le début du début, l’origine de la vie est cette mort à laquelle appartient un passé infini, originel ou pré-originel. Le pouvoir de la mort s’est emparé des racines de la vie. Nous sommes des mort-nés dans la mesure où nous vivons.


SUJETS-NOUS

Je veux différencier la singularité du sujet occidental. Les sujets occidentaux constituent une sorte de communauté de nous, et, si je peux m’exprimer ainsi, la communauté européenne. C’est la communauté des participants et des héritages. Le sujet-nous européen se constitue grâce à la richesse partagée à l’origine, au logos, au sens primaire. La communauté des sujets-nous est de ce fait communauté de sens et de constitution. Elle est communauté de richesse, communauté des possédants, des propriétaires et des constituants. Elle est communauté ontologique dans la mesure où en rapport avec l’être et en rapport avec le logos, qui la pense, la produit, l’asserte, la réunit et détermine. La communauté des sujets-nous est une communauté transcendantale d’origine. Communauté de lignage, de sang partagé, de familiarité. Elle est communauté territoriale, autochtone, géo-ontologique, communauté épistémique des enfants de Grèce. Communauté œdipienne ou communauté d’appartenance des fils et filles au père transcendantal et à la mère transcendantale. La communauté des sujets-nous est la famille euro-transcendantale. Elle est communauté universelle et de ce fait communauté-parenté fatidique de ceux qui, au nom du logos paternel et maternel, rassemblent et détruisent, fraternisent et disputent, estiment et dédaignent, aiment et tuent, étranglent et ignorent, comme en témoignent les archives de cette communauté – l’histoire de l’occident – dans d’innombrables exemples.

La subjectivité-nous transcendantale est la communauté du soleil couchant. Elle se tourne vers le soleil en se détournant de lui, en échangeant la clarté et l’inexorabilité de la lumière contre la nuit de son origine toujours déjà assombrie. C’est la communauté de l’origine perdue et de l’empreinte perdue même de l’origine. La communauté d’un deuil impossible, qui a perdu de vue sa propre raison, l’objet de ses larmes.


TURBULENCE PERSISTANTE

Au-delà de sa fermeture identitaire, le sujet commet une certaine trahison par l’acte de son devenir-sujet, par l’acte de sa subjectivation. Il se met lui-même en désordre, sans perdre son soi dans une force étrangère. Ce n’est rien d’autre qu’une perte permanente dans le mouvement du devenir et de l’échevellement concomitant, qui promet une turbulence persistante de tous les sens. Il s’agit d’être traître de son “ propre soi ” de manière adéquate. Au lieu de tromper un peu seulement (Deleuze distingue la tromperie et la traîtrise), c’est-à-dire échanger les masques, les costumes, le sujet commet un crime impossible, qui lui garantit ni la reconnaissance dans l’espace de l’ordre symbolique, ni aucune sorte d’attention. Dans le devenir indien, il expérimentera l’abîme de sa propre subjectivité comme surface anamorphique, comme absence de profondeur océanique incompréhensible, qui étouffe toutes les obscurités et toutes les promesses dans le rayon cru de l’immanence.


VERITE

La VERITE est le nom du NOUVEAU ABSOLU qui secoue le sens, la réalité afin d’ouvrir une nouvelle dimension du réel.


ZONE D'INFINITUDE

Une profonde indifférence, une indifférence actif, protège la philosophie de l’enfermement dans la LOGIQUE DU DEPASSEMENT, c’est-à-dire trouver l’apaisement de soi dans l’acte pervers du crime ou du bonheur sadique. Sa DISPOSITION HYSTERIQUE (le sujet en tant que sujet est hystérique) la porte toujours un peu AU-DELA DE LA PERVERSION. Elle produit un EXCEDENT DE LIBERTE, qui instaure une ZONE D'INFINITUDE et génère un concept de VERITE.