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MARCUS STEINWEG
 

BELLES ÂMES ET MELANCOLIQUES

“ Je ne suis pas une belle âme qui vit le tragique de son destin. ”
G. Deleuze

Hegel dit de la belle âme qu’elle est dénuée de réalité. Elle “ persiste dans l’impuissance opiniâtre ” de soi, si bien qu’elle renonce à son ipséité, afin d’être seulement substance dans l’être d’un non-sujet ruiné. La belle âme existe comme si elle n’existait pas. Elle est et elle n’est pas. De cette manière, elle est ce néant. Le rien ou le néant est le mode d’existence des belles âmes. Elle est “ une vapeur sans forme qui se répand dans l’air ”

La communauté des belles âmes est la communauté-réalité des irréels. Communauté-fantôme de sujets qui nient leur subjectivité pour se retirer totalement dans leur intérieur, dans une intériorité sans corps et sans réalité. De ce fait, elle est communauté des immaculés. Les belles âmes ne sont pas touchées par l’extérieur. Elles ne veulent pas s’extérioriser dans la réalité au-delà de leur intérieur. Elles évitent le contact avec l’étranger, parce qu’elles craignent par ce contact de devenir étrangères à elles-mêmes, étrange. Les belles âmes s’enferment donc dans la beauté de leur intérieur. Là, tout leur semble familier. Ici, elles se sentent en sécurité: dans l’ “ être-en-soi pur ”, comme Hegel le décrit la “ forme de l’esprit sûr de soi, qui demeure dans le concept ”.

La belle âme n’est pas seulement “ irréelle ”, elle est également “ non-agissante ”. Elle “ vit dans la peur ” qui tache la “ sincérité ” de son “ intérieur par l’action et le Dasein ”. Car agir exigerait d’elle qu’elle quitte le domaine de l’intériorité, afin d’entrer en contact avec des réalités, qu’elle ne maîtrise pas. La belle âme se fie à une image de la maîtrise de soi, achetée au prix de l’inexpérience. Elle ne se maîtrise pas. Elle s’imagine la maîtrise. Elle s’effraie devant cette expérience de l’extérieur dans la mesure où, comme toute expérience, déchirant le sujet dans le tourbillon du devenir, signifie la perte de son soi présent, la porte au-delà de ses forces.

En tant que vapeur se dissolvant, la belle âme est envie d’un soi qu’elle s’interdit à elle-même. Elle se déchire dans la contradiction d’une subjectivité narcissique. Elle veut seulement être ce qu’elle est. Elle ne veut qu’elle-même. Mais en se voulant elle-même, elle se perd et se trahit et regrette cette perte. Dans la figure de la belle âme, le deuil et la mélancolie, pourtant différenciés par Freud, semblent se rejoindre.

Le refus de la réalité fait de la belle âme le sujet du narcissisme: un sujet sans monde extérieur. La belle âme commence à s’établir en soi-même (dans lequel elle se dépense pour son soi). Comme ce soi n’existe que comme produit du refus du réel, c’est une cage vide, inhabitable que la belle âme réclame en tant qu’espace de l’âme. “ Dans le deuil”, dit Freud, “le monde est devenu pauvre et vide ” (il ne signifie plus rien pour le sujet du deuil après la perte d’une personne aimée par exemple), dans la mélancolie, le moi reste le même. ” Chez les belles âmes, il s’agit des deux simultanément. Le monde (l’extérieur) n’existe pas, si le monde n’existe pas, alors le moi (l‘intérieur) dénué de monde n’existe pas non plus (ou seulement en tant que cage vide, en tant qu’écorce). La belle âme habite l’espace d’envie mélancolique d’une dissolution échouée de soi. Elle s’est survécue à elle-même et s’éprouve comme son double fantomatique.

Dans l’addition propre au sujet, la mélancolie ajoute le prix de sa subjectivité. Le sujet doit payer l’impayable. L’impayable est le nom du contact originel du sujet avec le manque. Car il existe quelque chose du sujet que comme sujet d’un dénuement primordial. Le contact de soi du sujet devient l’expérience d’une DEPOSSESSION ORIGINELLE. Le sujet se révèle en tant que sujet sans subjectivité. C’est – pour paraphraser Lukács – le sujet, le sans abris ontologique ou transcendantal.

Le sujet de la mélancolie est SUJET DU SOLEIL COUCHANT, sujet d’un assombrissement incessant. Il affirme cet assombrissement comme son être. Il s’identifie avec le VOL OCCIDENTAL DE LA LUMIERE. La mélancolie est réconciliation refusée, insistance sur l’indissolubilité d’un sujet sans détermination d’essence. Le sujet mélancolique est refoulé en lui-même, interrompu ou déchiré par un manque originel. Le mélancolique se distingue de l’endeuillé car il tient à la singularité, à l’unicité et à l’irréparabilité de ce qui est perdu. Il s’identifie à cette irréparabilité en osant inscrire la perte singulière dans la structure générale du manque (qui concernerait le sujet en tant que tel) et, de ce fait, le neutralise in concreto.

Au lieu de rendre universel la singularité de son manque par cette réduction au manque ontologique (et de préciser sa forme) il s’agit de la singularisation (l’aggravation) du manque universel, qui constitue la conscience précaire du sujet mélancolique. Le manque subjectif ne doit pas se confirmer comme cas d’une règle objective. Il devient lui-même le point de départ d’une nouvelle légitimité et obtient sa norme structurelle du répétable, de la généralité singulière, qui est la loi du répétable du non-répétable. Afin de ne pas trahir ou désamorcer la singularité, l’altérité, la non dissolubilité ontologique, qui accompagnent l’expérience de la NUDITE PRE-ONTOLOGIQUE, par l’identification narcissique, la sublimation, l’idéalisation, “ une certaine mélancolie ” doit “ s’appuyer sur le deuil habituel [dont le travail, est autrement fait par ce désamorçage]. Elle ne doit jamais se contenter de l’introjection idéalisée. ”.

L’expérience philosophique doit – pour ne pas abandonner le CONTACT AVEC LE REEL – ne jamais complètement s’émanciper de cet appui. Elle n’est jamais complètement vide de mélancolie dans ce sens. Elle est fidèle dans l’infidélité radicale. Elle se trahit afin de poursuivre la ligne de son désir. Elle réalise son propre désir au moment même où elle y échoue. Elle paie plus qu’elle ne peut payer. Sa “ facture ne va que vers l’échec ”.