DAS UNHEIMLICHE

Schmerzlos sind wir und haben fast
Die Sprache in der Fremde verloren*.
L’homme est un SIGNE (Zeichen), dit Heidegger dans son interprétation des lignes de Hölderlin (il s’agit du deuxième projet de Mnemosyne). C’est le signe, qui comme tous les signes montre quelque chose ou bien au sein de quelque chose. Il montre au sein d’un abîme. C’est peut être l’abîme, que les humains peuvent atteindre selon Hölderlin:
Nemlich es reichen
Die Sterblichen eh‘ an den Abgrund.*
Heidegger parle de retrait (Entzug). L’être humain montre en tant que montrant “ dans le retrait ”. L’insondabilité des êtres humains pourrait reposer dans le fait qu’il a fonction de signe monstrateur de ce retrait, de signe de cette insondabilité. Le retrait et l’abîme font référence à l’absence ou à la fuite de l’être et des dieux. Heidegger pense l’être en tant que retrait. Il n’y a être que sous forme de retrait.
L’être s’adresse en direction des êtres humains. Il advient en tant que sort ou envoi, de telle manière qu’il s’en retire à la fois. L’être se dévoile en se protégeant tout en se cachant lui-même. Il est et il n’est pas. Il “ est ” ni étant, ni non-étant. Il “ est ” en n’étant pas, l’abîme de l’être de l’étant, de tout Simultanée. L’être se dévoile en tant que dissimulation. Il parle en se protégeant dans le silence. Seulement quand il parle, comme le dit aussi Heidegger, à des êtres humains ou des Dasein, quand il parle de lui ou appelle, quand il parle ou fait appel à l’être humain et son appartenance à lui. L’être a besoin des êtres humains, l’être humain lui appartient. Besoin et appartenance sont des concepts de la pensée de l’être historique.
L’événement indique l’appartenance de l’être (Sein) et du Dasein (être humain). Cette appartenance est historiquement corrompue de différentes manières. Elle implique un certain écouter, un appartenir et peut être quelque chose comme une dépendance. L’être et le Dasein appartiennent l’un à l’autre : ils sont “ ce qui appartient l’un à l’autre dans le même ”. Cette mêmeté de l’origine de l’être est appelée événement (Ereignis, Seyn) par Heidegger. L’événement a son histoire, l’histoire de l’événement ou du Seyn. C’est l’histoire de l’appartenance commune et l’appartenance mutuelle de l’être et du Dasein. Être et Dasein s’appartiennent dans la mesure où ils appartiennent dans l’identique de la diaphora, de l’événement en tant qu’abîme.
L’histoire de l’être et du Dasein est l’histoire d’une relation insondable. Elle est essentiellement une histoire de désaccord. Le Dasein n’écoute pas suffisamment l’être, il s’interroge en se pensant en tant que sujet, en tant que soi représentant au début des temps modernes. Platon mettait déjà en relation les êtres humains avec l’aisthesis ou la perceptio, en introduisant le perspectivisme (moderne). L’être commence avec Platon à se soustraire au Dasein. L’être se refuse à l’être humain en s’adressant à lui d’une mauvaise façon. Son essence ouverte s’établit en faisant de l’être humain le sujet d’un certain théâtre (d’idées), en devenant sujet d’observation, de l’exhibition des idées. D’une part, Heidegger fait appel au miracle de l’essence ouverte ou réglée de la pensée pré-platonique ; d’autre part, l’être dévoilé du théâtre de la jeune Grèce antique reste inscrit dans un certain disparaître. L’être se révèle dans le disparaître. Il se dévoile comme une sorte de fuite.
La non-présence non-ultérieure, le retrait pré-radical, pré-originel en font partie. L’être est en n’étant pas. Il n’est lui-même pas étant. Il n’y a pas d’être. L’être advient. L’être s’adresse. C’est l’événement, c’est-à-dire que ce n’est rien. Il indique l’abîme de l’étantité en général, l’événement du retrait. La désappropriation (Enteignis), comme le dit Heidegger, est au départ le titre donné à la défiguration occidentale de l’appartenance mutuelle de l’être et du Dasein. Dans un sens plus élémentaire, il est immanent à l’événement. Il y a événement uniquement comme désappropriation, c’est-à-dire dans ce cas comme retrait irréductible. L’être humain est en tant qu’être humain pris dans le mouvement de ce retrait, ou dans le cours de cette disparition radicale : “ Montrant dans le retrait, l’être humain est le tout premier être humain. ”
De manière évidente, montrer fait partie de l’être des humains. L’être humain montre dans l’abîme. C’est son essence, en tant que signe de cette insondabilité, d’aller dans la dimension de la non-présence, de l’événement de la diaphora, dans la dimension de l’insondabilité, qui tout en se donnant à la particularité, le propre des êtres humains, échappe à la fois à l’idée de propre et de particularité, comme aux propriétés. Le propre des êtres humains, son ESSENCE, doit reposer en-dehors de ses propriétés. Le propre des êtres humains repose dans l’absence de qualités. Son être n’est rien de personnel. Il est ordonné avant le personnel et avant l’individuel. C’est la condition de possibilité et d’impossibilité de la personnalité et de l’individualité. C’est le nom d’une limite. Elle serait l’endroit de la rencontre risquée d’Heidegger et de Deleuze: l’être humain est être humain en prenant le risque du CONTACT AVEC LE NEANT, avec le CHAOS ou avec l’abîme (sans-fond), c’est-à-dire avec l’événement de la RESISTANCE ABSOLUE.
L’être humain est en tant que tel une entreprise hasardeuse, une courbe hyperbolique, un contact étrange. L’être humain porte la trace du néant en un vide étendu ou en un DEHORS absolu (Blanchot), qui dessine son abîme d’essence. Il se dirige vers le néant. C’est “ le Dasein dans son étrangeté, l’être-au-monde originellement jeté en tant que non-à-la-maison (Unzuhause), le “ que ” nu dans le néant du monde. C’est en tant que sujet de la liberté et de la responsabilité absolue, le “ Dasein individualisé dans son étrangeté ”. Sujet du DESERT, de L'ABIME, du REEL, du CHAOS ou de la NON-PRESENCE: soi étrange dans l’ipséité, SUJET SANS SUBJECTIVITE.
Qu’est-ce qu’un monstre? Quand le rencontre-t-on? Si l’être humain est le signe (monstrum), qui maintient le contact avec l’abîme, peut-il y avoir alors une rencontre avec un monstre, qui ne serait pas à la fois une rencontre avec soi-même ? Toucher à la forme du monstre, qui touche à l’informel en tant que tel, au “ principe ” de L'INFORMEL, du SURDIMENSIONNE, de L'ANOMALIE et de sa SUBLIMITE, de L'AMORPHE et du COLOSSAL, ne signifie peut être rien d’autre que de chatouiller l’origine insondable du soi, de l’égoïté ou de la subjectivité. La monstruosité devient la distinction ontologique de l’humanité en tant que telle. Du moins aussi longtemps que l’on fait confiance à l’alliance héritée de la subjectivité ou de l’ipséité ou de l’humanité, de l’humanitas. La monstruosité serait un privilège : l’être humain est être humain, dit Heidegger, en étant un signe vide, un monstrum. Derrida a montré que le montrer (monstration) et la démonstration chez Heidegger est inscrit dans une certaine ONTO-ZOOLOGIE DE LA MAIN, d’une main monumentalisée dans le singulier, qu’il distingue avec grand soin des extrémités d’un singe par exemple : “ La main, ce serait la (dé)montrabilité (monstruosité), le propre de l’être humain en tant qu’être du montrer (monstration). ”
La MAIN, le SIGNE, la MONSTRUOSITE auraient la fonction d’une exclusion des animaux ou de L'ANIMAL en-dehors du domaine d’essence des êtres humains. Elle aurait la tâche d’impliquer les êtres humains dans l’exclusivité d’une insondabilité, qui lui est réservée, qui garantit sa distance ontologique par rapport au simple être humain.
En se rencontrant lui-même, l’être humain rencontre un SIGNE VIDE (absurde comme dit Hölderlin) la monstruosité de son propre abîme. Il se rencontre en tant que signifiant d’un VIDE ABSOLU. C’est le sujet de ce vide. Le sujet, qui se révèle au-dessus de l’abîme d’une ABSENCE DE SUBSTANCE réelle. La “ forme vide ”, de la “ tâche noire au cœur de la réalité ” comme dit Zizek, décrit le point du REEL, qui sans affaiblissement phantasmatique, le REEL SANS REALITE, le centre du sujet, la SUBJECTIVITE même en tant que NEANT sans essence. Le monstre renvoie le sujet à son lieu d’origine et à ses limites.
Le sujet est un monstre qui représente “ l’inconditionnalité en tant que telle ”. Il représente le non-représentable, l’excès, le retrait ou l’absence de la présence. Sa présence est celle de celui qui n’est pas encore. Elle est retrait ou abîme. Une présence différée et, dans ce sens, irréelle, qui fonctionne en tant que condition d’(im)possiblité d’une subjectivité concrète (empirique, individuelle, personnelle etc.). Avant que le SUJET soit un sujet entre autres sujets, il est ce MONSTRE, une sorte d’entité pré-ontologique, à laquelle l’ontologie lacanienne réserve le concept de REEL.
À l’occasion de son séminaire du semestre d’été 1935, Introduction à la métaphysique, Heidegger a traduit le premier chant choral de l’Antigone de Sophocle (v. 332-375), le polla ta deina. Le chant choral parle d’êtres humains. Ce n’est pas vraiment un chant de louange des êtres humains comme Lacan l’en rapproche. Une traduction divergente de celle du séminaire est jointe dans la lettre de Heidegger à Karl Jasper du 1er juillet 1935. Dans cette traduction, les lignes 359 et suivantes, pantoporos, aporos ep’ ouden erchetai/to mellon, Haida monon/ pheixin ouk epaxetai (l’être humain “ a pour tout issue, il se dirige vers tout ce qui est à venir sans avoir d’issue, seulement à la mort, il n’a pas trouver de moyen d’échapper ”), sont traduites de la manière suivante:
“ Partout en route et pourtant sans issue /il ne parvient nulle part./À l’afflux – à la mort seule /il ne peut jamais se protéger par la fuite”.
Le séminaire fournit un autre texte : “ Partout toujours en route, sans expérience, sans issue, il n’arrive nulle part. Devant l’afflux seule, devant la mort, il ne peut jamais se protéger par la fuite ”. Heidegger traduit “ à rien ”! De manière similaire – il semble ici suivre Lacan: “ Erchetai signifie il va. Ep’ ouden signifie vers le rien. ” Cette traduction est fausse philologiquement. Heidegger insisterait sur sa VERITE PHILOSOPHIQUE.
L’être humain que rien ne semble arrêter, qui ne reconnaît pas une frontière et qui est partout simultanément, qui se détruit partout et nul part, n’arrive à rien, SE MEUT VERS LE NEANT:
“ Ainsi la réussite ne doit pas être niée et pas le fait non plus que la maîtrise des choses, le butin et les proies de la chasse ne réussissent. Mais au contraire, il est prouvé que tout ce que est atteint, en soi, appelle à nouveau à une chasse, stimule, et n’a pas en soi l’aptitude d’amener les êtres humains dans le propre de leur essence ; car aucune habilité et aucun acte de violence et aucun art ne peut protéger de la mort. ”
L’être humain n’arrive à rien signifie que l’être humain “ se dirige vers sa mort ”. L’être humain meurt, l’être humain, duquel le chant choral dit qu’il est le to deinotaton, das UNHEIMLICHSTE, l’étrangeté la plus violente ou la plus monstrueuse, doit mourir. Il est déjà presque rien. Il est un être mortel, comme Heidegger le dit aussi:
polla ta deina, kouden anthrôpou deinoteron pelei
Il y a beaucoup d’étrangeté /mais rien n’est plus étrange que l’être humain. Heidegger traduit : “ Multiple, l’étrangeté (Unheimliches) règne / Et rien n’est plus étrange que l’être humain ” (dans la version de Jasper) ou bien “ Multiple l’étrangeté (Unheimliches), donc rien /S’agite dominant par-dessus les êtres humains ” (Séminaire). Dans le séminaire du semestre d’été de 1942 sur l’hymne de Hölderlin “ Der Ister ”*, on trouve une autre variante : “ Multiple l’étrangeté (Unheimliches), donc néant/règne étrangement sur les êtres humains. ” La traduction décisive est celle du verbe ancien pelein (régner, s’agiter, être), du verbe pelein et de son rapport au deinon, au TERRIBLE ou à L'HORRIBLE ou la VIOLENCE d’un certain règne, et de sa violence :
“ Le caractère violent, foudroyant est le caractère essentiel du régner même. [...] L’étant dans son intégralité est, en tant que régner, le foudroyant, deinon [...]. Toutefois, l’être humain est une fois deinon, dans la mesure où il reste exposé dans ce foudroyant parce qu’il appartient précisément de manière essentielle à l’être. Mais l’être humain est également deinon, parce qu’il est acteur violent au sens mentionné. ”
Il l’est dans la mesure où il se retourne contre cette violence, se pose violemment contre le foudroyant. L’être humain est acteur, il est AGENT DE LA NON VIOLENCE, mais il n’est pas seulement réactif. La non violence de l’être humain contre le foudroyant est son art, celui d’être en rapport avec le plus foudroyant. Elle qualifie l’être des êtres humains dans le plus foudroyant ou l’étrange : être plus étrange et plus foudroyant, plus violent que cette violence. Car l’être humain est SUJET, Heidegger ne le dit pas ainsi. Il est sujet dans un double sens : c’est l’étant, qui, plus qu’aucun autre étant, est subordonné à la violence de ce qui est foudroyant. Il est dans ce sens hypokeimenon: subordonné, soumis, substance, OBJET. Il est à la fois antikeimenon : opposant, résistance agressive, SUJET REBELLE.