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MARCUS STEINWEG
 

DÉMOCRATIE EN TANT QU'EXCÈS

Lecture at CCS
Exhibition: Thomas Hirschhorn SWISS-SWISS DEMOCRACY
Foto: Swiss-Swiss Democracy Journal N°27
1. DÉMOCRATIE ET NON-DÉMOCRATIE

La vérité de la démocratie serait-elle la non-démocratie ? La démocratie se réduirait-elle à l’ouverture sur la dimension de sa négation ou de son exclusion? La démocratie devrait-elle donc s’ouvrir sur une négativité (ou sur une positivité), sur un danger ou une menace, sur une étrangeté et une incommensurabilité absolues pour pouvoir se constituer et s’imposer en tant que démocratie, en tant que mesure et mesure de souveraineté ?

L’excès, le dépassement de soi vers une altérité qui échappe au kratein (pouvoir) du demos (le peuple), à la souveraineté du peuple, serait-il indissociable de la démocratie en tant que sujet et du sujet de la démocratie ? La démocratie serait ce qui court à son impossibilité. Elle ne serait que la turbulence et l’insécurité d’un mouvement d’anéantissement. Elle devrait refuser le confort d’une auto-inclusion souveraine afin d’accepter ce refus comme la souveraineté appropriée.

La souveraineté de la démocratie, sa démocraticité, pourrait résider dans l’acceptance ou « l’accès » à ce qui l’inquiète et la menace le plus. La démocratie ne serait à aucun moment de nature à rassurer. A aucun moment, le sujet de la démocratie ne jouirait de la certitude narcissique courante de ceux qui sont du “ bon côté ” pour se battre pour la “ bonne cause ”.

La démocratie serait la lutte, la mise en question et l’épochè de cette certitude. Une sorte de scepticisme auto-affirmatif qui se débarrasse du luxe de la bonne conscience comme de la présomption d’être la mauvaise conscience de quelqu’un d’autre. La démocratie n’existe qu’au-delà de la bonne et de la mauvaise conscience, au-delà de toute catégorie de conscience.

La liberté de la démocratie consisterait à se référer à sa non-liberté objective sans désamorcer cette référence dans une dialectique de la toute-puissance. La démocratie ne serait en fait pas beaucoup plus que l’aveu d’une incapacité et d’une impuissance élémentaires. Elle serait auto-affirmation dans une hétéro-affection factice. De même qu’un sujet n’existe qu’en tant que structure de l’ouverture sur la sphère du non-subjectif, des hétéro-affects, la démocratie pourrait désigner une référence constitutive du sujet de la démocratie à la violence du non-démocratique. La démocratie serait la facticité de cette référence. Elle serait une réalité, pas un idéal !

De nos jours, à quelques exceptions près, tout le monde décide et agit au nom de la démocratie. La démocratie est ce à quoi les êtres se réfèrent positivement. La démocratie légitime à peu près tout. Elle est, dans beaucoup de domaines, la principale cause de légitimation. Et en tant que telle, elle constitue une sorte de tabou absolu. L’art et la philosophie agissent eux-mêmes de plus en plus au nom de la démocratie ou de l’idée de démocratique.

C’est la raison pour laquelle la seule attitude adéquate face à l’idéal de la démocratie serait éventuellement le refus de cet idéal. Peut-être la démocratie n’est-elle pas du tout un idéal. Au lieu de se rallier à l’opinion courante selon laquelle la démocratie serait un idéal (qu’il est nécessaire d’atteindre), un principe régulateur difficilement réalisable qui, de ce fait, doit rester un idéal, quelque chose qui reste à venir, il faudrait tenter de renverser cet idéalisme :

- il n’y a pas d’idéal de la démocratie
- seule la démocratie réalisée existe
- les démocraties réalisées ou existant réellement sont toujours aussi non-démocratiques
- la démocratie n’existe qu’en tant que non-démocratie

Comment peut-on intégrer la vérité de la démocratie, son ouverture irréductible sur la non-démocratie, dans une pensée qui a remplacé toute forme de cynisme (qui assombrirait cette vérité plus qu’il ne l’accompagnerait) par le courage de « l’acceptance » d’une réalité du démocratique qui tente de l’associer, dans l’immanence du réel, à une liberté aussi absolue que réelle ?


2. DEUX SUJETS

Qu’est donc la manière d’être de la démocratie ? De la démocratie comme forme d’existence d’une pluralité de singularités, qui interrompt le concept et l’idée d’un corps populaire national et étatique ?

La démocratie est ce qui pousse à leurs limites les formes démocratiques, les dispositifs établis des fonctions et des opérateurs démocratiques. Elle est ce qui introduit une non-fonction, une contradiction, une aporie dans l’idée du sujet démocratique. Le sujet de la démocratie doit se trouver en quelque sorte dans une position d’adversité envers le sujet, disons, démocratisé. Le sujet de la démocratie est quelque chose d’essentiellement autre qu’un non-sujet démocratisé assimilé à la logique policière. Il n’est pour ainsi dire qu’opposition à sa démocratisation. En se démocratisant, le sujet démocratisé s’est justement débarrassé de cette part d’opposition du sujet que le sujet de la démocratie privilégie et protège. C’est cette part du sujet, son affirmation et sa défense, qui empêche le sujet de n’être que l’objet d’une démocratisation, c’est-à-dire d’une dé-subjectivation.

La démocratie, c’est la pause, l’arrêt, l’épochè forcée de tous les processus institutionnels, administratifs, techniques et bureaucratiques qui régissent cette dé-subjectivation. Au lieu d’incarner un apaisement consensuel d’éléments conflictuels, la démocratie est quelque chose qui trouble cet apaisement. La démocratie est ce qui reporte à l’infini l’auto-apaisement de la bonne conscience démographique et contribue ainsi à l’entraver. Elle est l’auto-dépassement de toutes les institutions et de toutes les structures qui répondent à cette volonté d’apaisement. C’est, comme dit Jacques Rancière, “ le nom d’une interruption singulière de cet ordre de répartition des corps dans la communauté, que j’ai proposé d’appeler police, au sens large du terme. C’est le nom de ce qui interrompt le bon fonctionnement de cet ordre par le biais d’un singulier dispositif de subjectivation. ”

Pour Rancière, ce fonctionnement a un rapport avec la souveraineté de l’opinion et l’autorité élargie de la sophrosyne. L’opinion (doxa) et la sagesse (sophrosyne) constituent elles-mêmes des sujets d’auto-apaisement qui leur sont identiques. Ce sont des sujets qui s’identifient totalement avec leur situation socio-politique dans une structure policière post-démocratique et donc dépolitisée. Des sujets d’un arrangement élémentaire avec la situation ou avec l’ordre établi, un arrangement qui touche toutes leurs décisions concrètes. A “ l’époque post-moderne ”, on distingue dans la démocratie deux modalités inconciliables, la démocratie en tant que logique de l’égalité et la post-démocratie de l’ordre policier :

1. “ La démocratie est l’instauration de sujets qui ne s’accordent pas avec les parties de l’Etat ou de la société, l’établissement de sujets flottants qui apportent le désordre dans chaque représentation de places ou de parties.

2. “ La post-démocratie est la pratique gouvernementale et la légitimation abstraite d’une démocratie conforme au demos, une démocratie qui a liquidé l’apparition, la compensation et la lutte du peuple, se réduisant ainsi au seul jeu des dispositifs étatiques et à la concentration d’énergies et d’intérêts sociaux. La post-démocratie n’est pas une démocratie qui a trouvé la vérité des formes institutionnelles dans le jeu des énergies sociales. Elle est une forme d’identification des dispositifs institutionnels par l’établissement des parties et des parts de la société, qui est apte à faire disparaître le sujet propre à la démocratie. ”

Cette distinction entre la démocratie et la post-démocratie se retrouve de la même façon dans la différence aussi indécidable qu’absolue entre le sujet de la non-concordance avec l’ordre policier, le sujet du tort et celui de l’auto-assimilation à cet ordre. Entre le sujet de la démocratie et le sujet démocratisé.

Le sujet de la démocratie est le sujet du flottement. Il flotte au-dessus de la logique de la représentation (juridique, sociale, politique) pour ne pas se laisser prendre et reproduire par cette logique. C’est pourquoi il est le sujet de l’inquiétude. Parce qu’il s’oppose dans toute son incommensurabilité à la représentation, qui est un système d’équivalence et non d’égalité.

Dans ce sens spécifique, le sujet de la démocratie est immense. Il est excessif en tant que tel. Il représente le non-représentable, un excès radical et une résistance irréductible qui ne peut s’apaiser dans aucune forme de consensus.

Le sujet démocratisé est le sujet de son désamorçage policier. Il est le sujet du droit. Un sujet prédéfini, socio-politiquement codifié, de l’ordre policier post-démocratique. Il est ce qui reste du sujet de la démocratie au terme de sa juridicisation ou de sa démocratisation. Il est la part non-énergétique et fonctionnelle du sujet, réduite à son statut d’objet : une sorte de reste dé-politisé, étatisé.


3. DEUX POLITIQUES

Le motif du démocratique, des deux sujets du démocratique, le sujet de la démocratie et le sujet démocratisé, rend nécessaire une autre distinction qui déchire littéralement le corps démocratique. La ligne de séparation entre le sujet de la démocratie et le sujet démocratisé se retrouve dans la différence entre une politique du sujet et une politique de l’objet, une politique de l’auto-élévation et une politique de l’auto-réduction (à la sphère objective de structures et de faits établis). C’est aussi la différence que Derrida fait valoir à l’intention de Nietzsche, la différence entre la “ grande politique ” et la “ politique de l’opinion ”.

La “ grande politique ” n’est pas ce qui échapperait à la démocratie. Elle fait elle-même partie de l’idée de démocratique dans la mesure où il s’articule entre la politique du sujet et la politique de l’objet, en tant qu’élément de la division. La pensée du peut-être ne correspond à aucun obscurantisme de l’imprécision : “ il ne faudrait pas croire que notre peut-être appartient à la sphère de l’opinion ; ce serait naïf, une opinion simple et mauvaise. Notre incroyable peut-être ne désigne ni le flou, ni l’instabilité, ni la confusion qui précède le savoir ou qui renonce à toute sorte de vérité. (...) Les amis du peut-être sont les amis de la vérité. Mais ils ne sont pas, par définition, dans la vérité ”.

La pensée du peut-être ne relève ni de l’opinion, ni de la croyance, ni de l’imprécision. Elle évoque au contraire (bien qu’elle s’adresse à la structure de la simple contradiction) une politique de la vérité. Une vérité toutefois qui ne reste vérité que tant que le sujet de la politique de vérité ne s’en empare pas et tant qu’elle ne possède pas le sujet dans sa totalité. Une vérité excessive, qui disparaît sans cesse, et à laquelle le sujet se rapporte en l’affirmant. La politique de la vérité ne peut être autre chose qu’une politique d’affirmation de la vérité, de sa revendication et de sa défense. C’est pourquoi la vérité (contrairement par exemple à l’opinion, qui déleste le sujet de cette affirmation) est ce qui exige trop du sujet. La politique de la vérité, du peut-être, de l’indécidable, pousse le sujet à dépasser ses limites. Elle exige du sujet qu’il se surpasse. Elle est la politique hyperbolique de l’abstention. Cette abstention propulse le sujet au-delà de son statut officialisé, démocratisé. La pensée du peut-être préconise ainsi l’auto-dépassement d’un sujet qui, pour rester un sujet démocratique, s’oppose à l’impulsion de la démocratisation (ou de l’objectivation).

C’est le seul moyen pour le sujet de l’affirmation de la vérité politique de devenir sujet, sujet d’une certaine grandeur, d’une super-grandeur, sujet de la “ grande politique ”. Car c’est cette politique qui appelle les sujets apaisés par les systèmes d’équivalence à se surpasser. Une politique qui attend du sujet qu’il s’émancipe du ressentiment, de la vengeance, de la logique de la peine, de la réciprocité. La pensée du peut-être est la pensée d’un tel appel à une auto-élévation libre de tout ressentiment. Une pensée donc qui pousse le sujet à se dépasser et qui ne contribue en aucun cas à l’apaiser. La grande politique, conçue comme politique de l’affirmation de la vérité, est une politique d’auto-apaisement. C’est la politique de l’auto-gaspillage affirmatif et, en ce sens, souverain. Une politique de l’épuisement, de la liberté absolue et de la responsabilité absolue du sujet démocratique non démocratisé. La vérité du sujet de l’auto-élévation démocratique, c’est l’excès.