artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

DÉSIR DE DEVENIR UN INDIEN

Désir de devenir un indien est le titre d’une parabole de Kafka, qui soulève la question de l’anonymat du sujet. Elle a d’abord paru en 1919 dans Betrachtung (Contemplation) .

“ Si on était un indien donc, toujours prêt, et monté sur un cheval qui court, fendant l’air, toujours secoué par un sol inégal, jusqu’à ce que l’on laisse des traces d’éperons, bien qu’il n’y ait pas d’éperons, jusqu’à ce que l’on jette les rennes, bien qu’il n’y ait pas de rennes, et que l’on voit difficilement le territoire devant soi, lisse lande tondue, déjà sans cou et tête de cheval. ”


Quand l’articulation d’un désir authentique naît, il advient toujours une accélération exagérée. Le désir détourne son sujet du chemin, de la “ voie de la vertu ” et du “ chemin des raisons ”, la ligne se rompt et le sujet réagit à cette rupture en perdant la mémoire et toutes les particularités, que le souvenir collecte, de telle sorte qu’il est forcé de faire un changement décisif de direction. Une “vitesse absolue ” d’un sujet, qui n’a rien derrière lui, pas de passé, et rien devant lui, pas d’avenir, et qui ne connaît apparemment même pas un présent assuré. On retrouve cette position coincée entre deux rien, en tant que conscience d’un autre chevalier. “ Derrière moi le four sans pitié ”, dit le chevalier imaginaire, “ devant moi le ciel pareillement sans pitié. ” Il n’y a ni début ni fin à ce mouvement. Il y a seulement ce qu’il y a entre le rien et la difficulté à se tenir sur la ligne de cet “ entre ”, tout en gardant une vitesse constante et absolue.

Kafka serait-il né pour cette “ vitesse pure ”, comme se le représente Sollers? Pour une vitesse qui anesthésie la capacité d’estimation de ses propres buts sous la pression d’une impuissance excessive? On ne doit pas se demander si au centre de ce dénuement, qui touche à l’origine le sujet de cette impuissance, on reconnaîtra peut-être une image floue de la liberté? Un indianisme énigmatique, trace d’un espoir actif, l’expérience de la singularité en tant que telle ?

Comme chacun le sait, les histoires de Kafka sont peuplées de toutes sortes de sujets étranges. On trouve toujours quelques idiots et artistes. Des spécimens douteux, des acteurs dépassés et des êtres hybrides fantomatiques, des personnages secondaires embarrassants comme on les connaît dans Hamlet (Rosenkranz et Güldenstern), dans l’Antigone (Ismène) de Sophocle et de presque toutes les situations pleines de décision. La fonction des amis et des complices, des parents et de la fratrie reposera toujours dans leur incapacité à adoucir la solitude du sujet au moment critique de la décision et à pouvoir suivre la folie de l’accélération. Ce sont des alliances douteuses par lesquelles se lie le sujet de la décision. En excluant toutes sortes de mutation, il fait l’expérience du viol élémentaire de ses frontières, la distension de son unité et des irritations, qui s’en suivent, de ses particularités identitaires afin de s’affirmer contre la résistance des amis et des lois adoptées par eux, celles de la raison établie.

Le sujet a fait du devenir-indien une exigence absolue. Deleuze et Guattari ont décrit comme déterritorialisation la ligne de fuite, sur laquelle il chevauche à la vitesse infinie de son avenir indéterminé. En tant que mouvement qui touche au rien, l’infini chaotique de ce qui, sans pouvoir devenir jamais objet de communication ou quelque lien intime, déploie l’autorité d’une absence intensive et de sa présence problématique. On pourrait dire de ce mouvement qu’il délivre le sujet métamorphosable (le sujet du dépassement de soi et de l’auto-transformation) des contraintes de sa subjectivité anamorphique, pour l’abandonner “ à la vacuité profonde de ces “ frontières ”, “ ce qui ne commence jamais et ne finit jamais ”: l’abîme des cœurs de la raison universelle.

“ Devenir nègre, devenir indien, en écriture, signifie parler comme un peau rouge ou comme un nègre, donc employer un jargon. Devenir un animal, en écriture, ne signifie pas imiter l’animal, le “ singer ”. [...] En écrivant, on donne toujours chaque texte, à ceux qui n’en ont pas, comme ceux-ci donnent un devenir à l’écriture, sans que cela ne soit rien ou la pure redondance au service des forces établies. ”

“ L’art et la littérature ” dit Heiner Müller, “ ne viennent pas des perdants et des défaites. Cela produit la culture. Les vainqueurs n’ont jamais produit de culture. ” Apparemment, il en va, pour Deleuze (et pourquoi pas pour Kafka également?), en traitant du devenir indien, d’une théorie de l’écriture, de la lecture, de l’art. Au-delà de sa fermeture identitaire, le sujet commet une certaine trahison par l’acte de son devenir-sujet, par l’acte de sa subjectivation. Il se met lui-même en désordre, sans perdre son soi dans une force étrangère. Ce n’est rien d’autre qu’une perte permanente dans le mouvement du devenir et de l’échevellement concomitant, qui promet une turbulence persistante de tous les sens. Il s’agit d’être traître de son “ propre soi ” de manière adéquate. Au lieu de tromper un peu seulement (Deleuze distingue la tromperie et la traîtrise), c’est-à-dire échanger les masques, les costumes, le sujet commet un crime impossible, qui lui garantit ni la reconnaissance dans l’espace de l’ordre symbolique, ni aucune sorte d’attention. Dans le devenir indien, il expérimentera l’abîme de sa propre subjectivité comme surface anamorphique, comme absence de profondeur océanique incompréhensible, qui étouffe toutes les obscurités et toutes les promesses dans le rayon cru de l’immanence.

Le sujet détériore sa subjectivité et provient d’elle. Il revient à lui-même sans se reconnaître car il est devenu anonyme, il n’a plus de visage. Comme une sorte de fantôme, il varie les modalités de son apparence, il en change les routes, chevauche la ligne de sa virtualité de haut en bas. “ Galopant dans l’air”, le sujet est accroché au dos d’un cheval qui n’existe même pas. Il se crée un niveau comme un océan impossible, qui n’existe pas. Et il reste ainsi en mouvement, comme s’il trouvait dans l’absence de quiétude son être.