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MARCUS STEINWEG
 

DEMOCRATIE EN TANT QUE DÉCONSTRUCTION DE SOI III: L’EFFLEUREMENT DU NON-SENS. LE SUJET DE L'AUTODÉPASSEMENT

La formule de la RAISON DEMOCRATIQUE semble justement conjurer l’évidence selon laquelle il n’existerait pas de raison qui ne soit démocratique et pas de démocratie qui ne soit raisonnable. Et pourtant : peut-être n’y a-t-il rien de moins évident que cette évidence qui semble esquisser grossièrement la totalité de l’espace de la CULTURE OCCIDENTALE DU LOGOS. Peut-être le dilemme de cette culture réside-t-il précisément dans le fait qu’elle s’est vouée dès le départ à un PRINCIPE D'EVIDENCE qui est plus sombre, plus déraisonnable ou plus fou qu’elle ne pouvait l’admettre. Peut-être la lumière de l’évidence, qui illumine les avant-cours et les halls des architectures philosophiques du logos, est-elle la fiction originelle, le fantasme cardinal aveuglant d’une raison qui se veut raisonnable. Peut-être la philosophie sert-elle uniquement à évincer un endroit sombre au cœur de son évidence, à faire disparaître une tache aveugle à l’aide d’un fondu enchaîné, par une sorte d’éclairage excessif qui génère une propre forme d’obscurantisme.

C’est l’obscurantisme de la lumière, un trop de lumière qui enchaîne le logos à un principe d’évidence qui lui procure l’illusion d’une identité raisonnable. Comme si le logos n’était pas en même temps, et n’avait pas toujours été, le principe du manque de principes. Comme s’il ne “ savait ” pas dès le départ qu’il est né d’un non-savoir radical qui échappe à sa souveraineté. Comme si la clarté proprement dite, l’autre évidence, de la raison occidentale n’était pas justement le fait qu’elle se précipite vers un soir, un crépuscule et une nuit, sans pouvoir encore comprendre la raison ou l’abîme de cette accélération. La raison occidentale surgit de la nuit de ce non-savoir élémentaire pour se plonger dans la nuit d’un avenir aussi obscur et aussi imprévisible que sa propre origine.

La formule de la raison démocratique ne peut donc servir qu’à affirmer aussi souverainement et aussi résolument que possible l’ouverture de cette raison sur une non-raison, la condition de la possibilité d’un sujet démocratique qui, en restant en mouvement, se soustrait à la réduction de l’évidence du démocratique. En se dirigeant vers sa limite et vers la sphère de son indécidabilité.

Dans la mesure où elle est considérée comme un événement européen, – l’événement d’une CULTURE DU LOGOS vieille de 2500 ans - la philosophie s’est toujours associée à la lumière, au soleil platonicien, au lumen chrétien, à la Aufklärung, aux Lumières ou à l’Enlightenment, à l’évidence husserlienne et à la clairière (Lichtung) heideggerienne. La philosophie a été dès le départ la métaphysique de la lumière : de l’éclair générateur d’Héraclite, Platon et le néo-platonisme de Plotin, Proklos et Prosyphyros, en passant par Saint-Augustin, jusqu’à Robert Grosseteste, Roger Bacon, Bonaventura et Albertus Magnus, pour finalement dominer à partir de la fin du Moyen Age l’ensemble des Temps Modernes, les métaphysiques de l’auto-transparence cogitale, de la recherche de la certitude apodictique, de l’auto-justification ou de l’auto-fondement dans l’évidence de la conscience. Comme si le sujet occidental, dès l’aube de son existence, avait toujours été soumis à la dictée d’une lumière qui le pousse à s’articuler en concepts d’évidence, de clarté, de visibilité ou d’ouverture (Erschlossenheit).

Et pourtant il est clair que, dans toutes ses phases diverses, le sujet de la lumière est en contact permanent avec une obscurité qui assombrit la lumière de l’évidence, de façon plus ou moins manifeste ou plus ou moins consciente. Le sujet de la lumière en tant que tel est accompagné de la menace d’une obscurité absolue. Il pressent ou ressent l’activité de cette obscurité dans toutes ses pulsions et dans tous ses actes positifs. On peut évoquer ici une pensée qui n’existe que par rapport à une limite pressentie, dévoilant l’impossibilité de la pensée, la katastrophé du sens. Effleurée par le non-sens, la pensée doit s’autoriser à des affirmations. La liberté, la raison, la responsabilité comme condition de la possibilité d’une auto-érection (autoerectio) démocratique, émancipatrice, progressive, ne prennent un sens qu’à l’instant où elles effleurent le non-sens :

“ Est-il possible, en se préservant un certain souvenir fidèle de la raison démocratique et de la raison tout court, je dirais même d’une certaine Aufklärung (ne parlons pas de l’abîme qui s’ouvre encore aujourd’hui, ou de nouveau, sous ces termes), non pas de la créer ou de la fonder, mais de l’ouvrir et de la maintenir ouverte, là où il n’est incontestablement plus question de création et de fondement, mais d’une ouverture pour l’avenir ou plutôt pour le “ viens ” d’une certaine démocratie ? ”

La pensée de la lumière doit s’affirmer comme pensée de l’obscurité. De même que le sujet de l’expérience de l’Autre, de l’impossible, de l’avenir absolu ou de l’événement, le sujet de l’affirmation de la lumière affirme une obscurité originelle comme fondement de la possibilité de son expérience. En tant que pensée du possible, il est soumis à cette expérience de l’impossible. Il décide, comme l’a répété inlassablement Derrida, dans la nuit de l’indécidable. “ L’indécidable ” n’a jamais été pour moi le contraire de la décision, mais la condition de la décision, et plus précisément dans tous les cas où cette dernière ne découle pas du savoir, comme le ferait une machine à calculer. ”

L’alliance spécifique de la lumière et de l’obscurité, du retrait, de l’oubli (léthé) et du non-retrait, du dévoilement (alêthéia), dans la pensée déconstructive d’une autre Aufklärung semble donc être celle-ci : le sujet de la lumière, du savoir, de la décision, doit s’affirmer en tant que sujet d’une ouverture qui prolonge son être de la dimension de la fermeture, de l’impossibilité, de l’indécidabilité et de l’obscurité absolue. Nous appelons le sujet de cette prolongation le sujet démocratique.

S’il est vrai que la philosophie est inséparable de l’événement d’une certaine introspection d’un sujet, si donc l’image de soi, c’est à dire du propre, fait partie de la notion de philosophie en tant que telle, s’il est prouvé “ que l’inépuisable question de la vérité et de la lumière, de l’Aufklärung (...) a toujours été liée à la question de l’homme ”, qu’elle “ revendique une notion de propre de l’homme ”, comme le dit Derrida, la question se pose de savoir ce que serait une philosophie qui rompt avec cette notion de propre, avec la logique de la propriété.

Peut-il y avoir une philosophie qui renonce à cette notion ? Une philosophie qui se dépasse en tant que philosophie du propre pour être une autre philosophie, une philosophie de l’Autre ou d’une autre pensée de l’Autre ? Peut-on envisager une pensée qui ne soit plus animée par le souci de l’humanité de l’homme, une pensée qui se soit délestée du fardeau de l’idée de l’homme ? Une philosophie qui se soustrairait au terrible dispositif ontologique qui réunit les notions d’un soi ou d’un moi-même, du propre et du vrai, de l’essence, de la substance, de l’identité, de la subjectivité d’un sujet pour garantir en même temps l’objectivité des objets, la nature des choses, de l’être non-humain ? La philosophie n’est-elle pas apparue dès le départ comme la question du on hé on, de l’étant en tant qu’étant, en tant que pratique ontologique qui pose la question de l’être de l’étant, de son fondement élémentaire ? Et cette question (du sens) de l’être en soi, la question heideggerienne de l’être, n’est-elle pas justement liée au fondement du propre ? Cela ne fait aucun doute.

Et pourtant ce propre et peut-être le plus propre de l’homme, l’être du Dasein, ne peut pas être lui-même approprié. Le plus propre de l’homme n’appartient pas à l’homme. Peut-être est-ce là l’aspect le plus radical de la pensée heideggerienne : avoir pensé ce plus propre en tant que quelque chose d’absolument étranger, tout en insistant en même temps sur la nécessité de la question du plus propre. L’être de l’homme “ est ” (comme l’être en soi) ce qui dépasse l’homme (le Dasein). Le sens de ce que l’on nomme la différence ontologique entre l’être et l’étant est que l’étant “ homme ” habite son être comme une étrangeté absolue, comme un océan infini. Pour ce sujet océanique, l’expérience de soi est en même temps expérience de l’étranger, l’expérience de ce qui défie son soi. Le sujet de cette expérience doit se dépasser soi-même pour être dans son soi. A vrai dire, il n’est son être qu’à l’instant de son dépassement, que lorsqu’il devient autre qu’il est. C’est là que la distinction entre le sujet de la démocratie et le sujet démocratisé s’exprime en tant que modalité de la différence ontologique :

Le SUJET DEMOCRATISE est attaché à la (pseudo-)substantialité de sa détermination et de sa limitation ontologiques. Il défend son statut d’être établi au nom d’une identité politique. Il est le sujet d’une immobilité identitaire. Le SUJET DE LA DEMOCRATIE par contre est le sujet hyperbolique du devenir, du DEVENIR-AUTRE, donc d’une mobilité qui le propulse au-delà de son STATUT IDENTITAIRE (qui est de toutes les façons toujours multiple). Le propre de ce sujet réside dans sa non-propriété, son essence est sa non-essence, sa substance consiste à être sans substance.