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MARCUS STEINWEG
 

DEVENIR-SUJET

Permettez-moi de vous rappeler deux passages de Rotwelsch dans lesquels on parle de l’“ intérêt majeur ” de l’écrivain et de la “ tâche de la poésie ”. Le premier provient d’un entretien avec Sylvère Lothringer, qui est intitulé Mauern (Les murs). “ J’ai toujours été un objet de l’histoire ”, dit Müller, “ et tente, de ce fait, de devenir un sujet. C’est là mon intérêt majeur en tant qu’écrivain. ” Dans un texte précédent sur Die Kröte auf dem Gasometer (Le crapaud sur le gazomètre) de Günter Grass, cela signifie que la “ tâche de la poésie ” demeure être “ la défense des hommes contre sa destruction et sa chosification.”

Qu’est-ce qu’un sujet ? Le sujet est ce qui ne se laisse pas réduire au statut de sujet, ce qui résiste à la chosification à l’aide des circonstances historiques, politiques, économiques, culturelles. Le sujet est donc toujours sujet d’une certaine résistance, du dépassement de soi relativement à ce qui gêne ou rend difficile ce dépassement. Il est sujet dans la mesure où il tente d’être et de devenir sujet, sujet du devenir-sujet, sujet auto-affirmatif. Le sujet est ce qui s’affirme soi-même en tant que sujet.

Il affirme sa liberté de décision et la responsabilité qui l’accompagne. Le sujet affirmatif veut être libre et responsable de ses actions et de ses décisions. Il se rend libre à sa liberté au lieu de se retirer dans son impuissance factuelle et dans son absence de liberté. LE SUJET AFFIRMATIF NE RECULE PAS, IL AVANCE. Il s’affirme comme autorité d’actions qu’il ne contrôle jamais complètement. Il prend la responsabilité de la part de risques d’actions qui reposent sur leur imprévisibilité finale. Il n’y a responsabilité que relativement à l’imprévisible. Si les décisions et les actions étaient prévisibles, il n’y aurait pas besoin de responsabilité et encore moins de sujet.

Le sujet, c’est l’autorité au sein de l’imprévisible. Il saisit le soi comme autorité dans la contingence. Il commence à être dépendant seulement dans cette saisie de soi, comme le dit Nietzsche. C’est le sujet d’une improvisation élémentaire et responsable. Improviser signifie s’affirmer en tant que sujet autonome. L’autonomie, c’est faire les lois soi-même. Dans l’improvisation, le sujet se confirme comme singulier c’est-à-dire autorité autodéterminante. Improviser, c’est prendre tous les risques de la liberté d’autodétermination. Le sujet improvise en suspendant les lois qui ne sont pas les siennes. L’autonomie ne signifie pas ne dépendre de rien d’autre que de soi. Le sujet en tant que sujet autonome est nécessairement hétéronome. Il demeure déterminé par autrui jusqu’à un certain degré. Mais l’hétéronomie n’empêche pas que le sujet affirme sa liberté d’autodétermination. Il existe ce reste irréductible de liberté pour le sujet en tant que sujet, qui lui permet de s’affirmer comme agent de ses décisions. En tant que sujet déterminé, contextuel, il reste au sujet la liberté de passer au-dessus de sa détermination par autrui. Au moment exact où il s’affirme comme auteur de cette dernière liberté : la liberté d’être soi-même, il supporte l’objectivation ou la chosification par les circonstances.

Le sujet en soi apprend encore par sa passivité immense et sa détermination par autrui à réaliser la liberté et le soi (absolu) en tant qu’objet d’une captivité objective. C’est pourquoi le soi hétéronome est déjà soi d’autodétermination. Il fait l’expérience de l’hétéronomie comme un appel à la libération de soi. En affirmant sa possible autonomie, il interrompt le soi passif grâce à une liberté irréductible, qui lui garantit une valeur active de soi. Le soi est soi seulement dans l’acte de cette interruption ou du devenir-sujet. Il se manifeste à la liberté au moment de liberté en tant qu’autorité de cette liberté c’est-à-dire en tant que sujet responsable de soi.

Le sujet de la responsabilité est un SUJET HYPERBOLIQUE. C’est le sujet d’une accélération de soi et d’une exagération. Nietzsche nomme dépassement de soi[] sa qualité essentielle. La responsabilité n’est pensable qu’en tant que dépassement de soi : le sujet saisi en-dehors de lui. Le “ saisir en-dehors de soi ” constitue le soi. La responsabilité est responsabilité de soi. Elle n’est jamais anonyme. Être responsable signifie être infiniment sollicitable, être exigeant envers soi-même afin d’être sujet de la responsabilité. Il n’y a responsabilité que seulement comme événement excédentaire et comme excès. Le sujet se dépasse et dépasse ses limites afin de se risquer dans le tourbillon hyperbolique de la liberté. Car toute responsabilité vise sa liberté. La liberté est sa seule autorité. Le sujet prend la responsabilité vis-à-vis de sa liberté, et pour sa liberté de responsabilité. Il s’engage envers lui-même. L’engagement de soi implique une certaine mesure en autorisation. Le sujet de la responsabilité s’autorise à être libre et responsable. La responsabilité est une acquisition. Elle n’est pas un dictat de dieu. Elle ne suit pas l’appel de la conscience. Elle dépasse Dieu et la conscience, la morale et la théologie afin de n’être responsable que vis-à-vis d’elle-même. Le sujet responsable est autoaffectif : il exige d’être responsable envers lui-même. Il retourne vers lui sa liberté et sa responsabilité, la volonté d’être libre et la violence de la responsabilité. Il insiste sur lui-même et sur l’autorité de la liberté de décision. Il se reporte au moment de liberté irréductible qui le fait sujet. Un sujet hyperbolique : sa liberté est toujours infinie dans cette mesure (“ la philosophie veut sauver l’infini”, comme disent Guattari et Deleuze). Et cependant, pour un sujet responsable de soi devant soi, comment entendre ce que dit Sartre de l’auteur (agent ou sujet en général) dans Qu’est-ce que la littérature ? sinon précisément qu’il se tournerait vers “ la liberté du lecteur ”. En tant que sujet libre, il se tourne vers lui-même en appelant à la liberté de l’autre sujet comme condition de possibilité de sa responsabilité vis-à-vis de ma liberté à la responsabilité de soi pur.

La liberté n’est pensable que comme infinie. La liberté est liberté atomique, elle est indivisible, totale et absolue. Mais le sujet est libre au sein des situations dans lequel il est. Dans l’ici-et-maintenant. Il est [] enserré dans le contexte. Cet “ être-enserré ” ne le rend pas moins libre. Sartre écrit : “il n’y a aucune différence entre être de manière libre, être en tant que projet, en tant qu’existence qui choisit son être, et être absolu ; il n’y a aucune différence entre un absolu localisé temporellement c’est-à-dire un absolu, qui se possède dans l’histoire, et être compréhensible par tous. ” L’“ absolu ” du choix n’élimine pas la relativité d’une époque. ” Et le sujet est de ce monde sans être moins infini pour cela.[] Sa liberté fait de lui-même un sujet libre.
Infini signifie:
1. être infiniment responsable de ses décisions et de ses actions,
2. être infiniment libre.
[]Sartre, en disant que l’homme est condamné à être libre, dit que l’homme est condamné à être infini.
Être infini ne signifie pas être immortel. Au contraire, l’infinitude du sujet n’est pensable pour lui qu’en tant que sujet (mortel) fini. Le sujet doit être sujet fini et contextualisant pour pouvoir être un soi infiniment responsable et infiniment libre. La volonté de responsabilité est volonté de cette infinitude, volonté d’éternité. L’éternité n’est pas un concept religieux. Être éternel signifie ni être immortel, ni avoir déjà tout embrasser du regard. L’éternité ou l’infinitude du sujet ne veut pas dire le simple dépassement de sa situation spatio-temporelle. Être infini au sein de cette situation est appelé par Nietzsche la volonté de puissance. Ainsi, la volonté de puissance est pensée comme volonté de responsabilité et de liberté, un hyperbolisme. Elle irrite le sujet, le fait exploser. L’explosion continuelle est appelée devenir par Nietzsche. Le sujet se fait exploser lui-même (Nietzsche disait de lui-même, on le sait, qu’il était de la dynamite). Le devenir signifie également endurer. Pensé comme principe de l’humanité[] : “ mon humanité ne consiste pas à compatir, mais à endurer le fait que je compatisse... []Mon humanité est un dépassement de soi continuel. ”

Le sujet du dépassement de soi se perçoit EN TANT QUE SCENE DE CONFLITS IRREDUCTIBLES. C’est un sujet qui s’élève, au sein de son impuissance factuelle, comme sujet d’une volonté absolue et d’un désir sans compromis. Il est le sujet d’une violente élévation de soi, relative au danger de chosification et d’affaiblissement : un sujet qui refuse d’être victime des circonstances, de l’histoire, des systèmes.

Le sujet de cette prodigue liberté et de cette autorisation de soi se retourne contre le culte de l’impuissance, de la faiblesse, de la dépression et victimisation. Il contredit les éthiques de la larmoyance, de la sentimentalité et du déni de soi. Il combat le RESSENTIMENT et le NARCISSISME, la dictature de la morale, de la conscience, de l’absence d’envie prescrite et de l’indifférence nihiliste. Il défend la CONSCIENCE DE SOI, L’EMANCIPATION et une certaine FORCE : le COURAGE DE CONSTITUTION DE SOI, l’AVENTURE DE LA LIBERTE et l’AUDACE D’Être HEUREUX.