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MARCUS STEINWEG
 

ETHIQUE DE LA FOLIE

On n’attend pas de l’art et de la philosophie qu’elles se taisent. Ni aujourd’hui, ni dans le futur. On n’attend pas d’enfants qu’ils se tiennent tranquilles, ni au restaurant parmi les tables, ni ailleurs. On les laisse courir et circuler comme il leur plait. Il y a des passions qui ne se laissent pas arrêter ou interrompre. Des passions agressives et puériles qui pour l’essentiel transportent. Au commencement de l’amour et au commencement de toute responsabilité se trouve une ZONE SOMBRE, qui attache l’amour à un AVEULEMENT ORIGINEL. Tout le monde sait que les parents sont éduqués par leurs enfants et que l’on doit être non éduqué afin d’être efficace sur le plan éducatif.

On attend de l’art et de la philosophie une interruption, une COUPURE ou une entaille dans le tissu des rapports économiques, sociaux et politiques. Le travail, qui ne se soustrait pas, relativement et, à l’intérieur de ce tissu, doit représenter une intervention. Il a recours à la violence contre cette texture violente, qui décide aujourd’hui de la signification et de son absence, à l’interruption du système régnant, de l’archive hégémonique et de la norme de souvenir dominant, qui l’administre en le protégeant contre toute résistance et le stabilise dans tous les registres économiques. On pourrait en ignorant les mesures de prudence souhaitées, en étant impatient donc, interpréter ce recours à la violence comme un acte de dépassement et d’impatience contre la patience et la stabilité, se générant elles-mêmes de cette structure englobante ou matrice.

Cette intervention impatiente, l’impatience même et la précipitation, qui lui est attachée, aussi sécurisante qu’anticipatrice est impérative. Cependant, il est nécessaire, que cette intervention, qui doit être un acte de hâte, d’irrégularité et d’oubli, se reconnaisse en tant que produit de cette matrice même. L’intervention précise la matrice, en justifiant dans un certain sens “ de l’intérieur ” (il n’y a pas de dehors de l’immanence). La précision de matrice renvoie à une sorte d’accélération double du système. Double, car elle oblige le système à s’accélérer au-delà de lui-même, et parce qu’elle relie cet excès avec une autre exagération que l’on peut appeler l’excès de l’arrêt ou du ralentissement absolu. Ce concept repensé de l’accélération[], qui laisse coopérer l’hyperbolisme d’accélération avec lequel coopère l’hésitation, correspond à la structure d’une intervention valable.

La matrice marque l’endroit de la rencontre entre ces DEUX EXCES, l’endroit où “ la lenteur infinie de l’attente ” se heurte à “ la rapidité infinie du résultat ”, c’est-à-dire l’interruption ou la perturbation de cette attente. Deleuze et Guattari disent qu’“ il []n’y a pas de mouvement, qui ne soit pas infini, qui ne devienne mouvement de l’infini seulement à travers les affects, la passion, l’amour, dans un devenir qui est une jeune fille [...].“

L’art est le nom de cette JEUNE FILLE, qui supporte le conflit de ces deux mouvements. Elle “ n’est pas définie par sa virginité, mais par un rapport de mouvement et calme, rapidité et lenteur [...]. C’est une ligne abstraite ou une ligne de fuite. ” Elle ne peut que décevoir les attentes, qui lui font face. Elle ne répond à aucune question. C’est une déception de la morale par trop rapide et par trop mouvante. Afin d’être une jeune fille, elle ne s’adapte pas, elle fait EXPLOSER LES HORIZONS D'ATTENTE afin de former la SINGULARITE D'UNE RESPONSABILITE AVEUGLE, l’ “ impatience absolue d’un souhait de mémoire”. Au lieu de désirer la protection et la reconnaissance du système, la jeune fille désire une sorte de système accéléré. Elle désire une fêlure, une secousse, un tremblement de l’archive et des signifiants qu’elle dirige, une transformation et une mobilisation générale du corps social etc[]., en répondant au désir de sens sur la ligne d’un désir absurde et en volant au-devant d’une responsabilité dont les critères restent à découvrir. Elle vole au-devant et sans égards afin de composer une SUBJECTIVITE SINGULIERE. Même si cette production est liée à l’information et déterminée par la société, elle ne s’épuise pas toutefois dans le simple dépassement de la norme établie. Une plus profonde indifférence protège la jeune fille de l’enfermement dans la LOGIQUE DU DEPASSEMENT, c’est-à-dire en trouvant l’apaisement de soi dans l’acte pervers du crime ou du bonheur sadique. Sa DISPOSITION HYSTERIQUE (le sujet en tant que sujet est hystérique) la porte toujours un peu AU-DELA DE LA PERVERSION. Elle produit un EXCEDENT DE LIBERTE, qui instaure une ZONE D'INFINITUDE et génère une sorte de concept de VERITE.

On doit faire d’une certaine indifférence la condition de toute position éthique. INDIFFERENCE A LA MEMOIRE ne signifie pas seulement nommer l’instant où la négation de la morale coïncide avec sa propre négation (NEGATION DE LA NEGATION). Cela signifie premièrement que cet événement est excessif dans une mesure inconnue et, sa réalisation n’est possible que comme résultat d’une amnésie absolue. Cela veut dire, mettre en relation l’art – et toute position responsable – avec la jeune fille irraisonnable. Cela signifie prendre le risque du contact avec une gamine antigonéenne, un être-touché, qui est comme toute expérience possible EXPERIENCE DE LA VIOLENCE. De telle manière que nous sommes obligés de déclarer L'ETHIQUE DE LA JEUNE FILLE FUYANTE, de l’oubli ou de l’impatience absolue comme ETHIQUE DE LA VIOLENCE. L’éthique de la violence n’est pas pour la violence. Elle ose nier une certaine irréductibilité de la violence. Dans les termes de Balibar : “ En bref, il n’y a pas de non-violence. Nous devons garder cela à l’esprit, je pense, quand nous nous battons contre toutes les formes de la violence. ”

L’éthique de la violence est éthique du risque, pour laquelle tout n’est pas encore décidé: ETHIQUE FORMELLE (au sens du kantisme lacanien), ETHIQUE DU DEVENIR ou ETHIQUE DE L'AMOUR au sens non-sentimental, celui que Bataille emploie pour qualifier “ les hauts de hurlevent ” d’Emily Brontë comme étant probablement l’“histoire d’amour la plus belle, la plus profondément violente ”.

L’indifférence de la mémoire est un acte de violence. Une VIOLENCE AVEUGLE, insupportable, non-intentionnelle. Elle perd le critère de l’utilité en regard du laps de temps tout aussi minimal qu’infini, qui comme chez Kierkegaard, est le MOMENT DE LA DECISION en tant que MOMENT DE LA FOLIE. Elle rappelle qu’il y a un au-delà de la mémoire, de l’archive sociopolitique et des systèmes, ainsi que Zizek le constate, “ l’acte inconditionnel/absolu de la conscience de soi doit être lui-même inconscient ”, qu’il n’y a pas d’art et d’amour sans une certaine ACEPHALIE. Tout se concentre selon Deleuze/Guattari et Lacan (dans son séminaire sur éthique de 1959/60) dans l’image de cette jeune fille acéphale, qui erre au bord de l’absurdité, au bord de la ligne-zéro et du niveau zéro, afin de faire quelque chose d’absolu. On peut dire d’elle ce que Bataille dit de l’humanité en général, qu’elle semble “ ne []pouvoir [...] exister autrement ”, “ qu’au bord de l’horreur ”, que ses inventions, sa protestation, sa COLERE, dans la mesure où ils proviennent de l’effroi, signifient une sorte de déchirement de soi, dans laquelle elle perd son âme, que la fascination d’une vie, qui se consacre à la “ destruction de l’autorité établie ”, dessine une image insoluble du SUJET SOUVERAIN ou révolutionnaire, dont le devenir est lié avec son statut en tant que sujet.


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NOTES:

Gilles Deleuze/ Félix Guattari,Mille plateaux, Ed. de Minuit.
Jacques Derrida, Mal d'archive, galilée, 1997.
Cf. Slavoj Zizek, The Sublime Object of Ideology, London/New York 1989.
Etienne Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris 1997.
Georges Bataille, La Littérature et le mal, folio/essai, 1995.
Slavoj Zizek, "Nicht 'Die Illusion des Realen', sondern ...", préface de Alenka Zupancic, Das Reale einer Illusion, Francfort 2001, p. 8.
Georges Bataille, Der La notion de dépense, in Oeuvres Complète t. XX, Gallimard.