artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

EXORCISATION DU NÉGATIF

Swiss-Swiss Democracy Journal N° 3
Exhibition: THOMAS HIRSCHHORN, Swiss-Swiss Democracy
CCS, Paris 2004 / 05
A. Rire, serenite, plaisir

Ce que Blanchot dit de Klossowski est également valable pour Deleuze :

“ Nous sommes inéluctablement attirés par le sentiment qu’une certaine gravité est ici en jeu et que cette gravité, qui peut s’exprimer par le rire, touche manifestement l’existence de celui qui écrit avant de toucher celui qui est appelé à lire (pour boucler la boucle de la communication écrite). ”

Le plaisir serait le seul motif de la philosophie. Que signifie plaisir ? Quelle envie, quelle sérénité commande l’ “ optimisme ontologique de Deleuze ” ? Comme Lucrèce, Spinoza et Nietzsche, Deleuze a promis un nouveau corps à la pensée : une nouvelle envie et un nouveau désir, une autre réalité tournée vers la vie en tant que telle : “ La grande valeur de sentiments négatifs ou de passions malheureuses est la mystification sur laquelle le nihilisme fonde son pouvoir. (Lucrèce et Spinoza écrivent déjà des pages définitives à ce sujet. Bien avant Nietzsche, ils conçoivent la philosophie comme une autorité d’affirmation, comme une lutte pratique contre les mystifications et comme l’exorcisation du négatif.) ”

Fonder la philosophie dans le plaisir, c’est aussi la position d’une gravité ontologique profonde qui refuse d’imiter l’austérité philosophique traditionnelle, laquelle met en scène son nihilisme pour traduire sa méfiance envers la vie et ses passions. L’ontologie du plaisir échappe aux deux nihilismes : elle se refuse au pathos (obscurantiste, ésotérique etc.) religieux du jugement et de la promesse et elle combat le divertissement nihiliste et son cynisme de l’imprévu, qui monumentalise le non-sens en en faisant l’emblème de sa fière impuissance.

Le plaisir de la philosophie, c’est aussi la capacité de rire de même que la libération de toutes les sensations superflues qui, au lieu de favoriser la dépression et le doute inerte, culminent dans l’humour et le comique de la vie et de son devenir illimité. La philosophie se prépare au bonheur imprévisible. Elle attend l’inconnu sans calcul et sans ressentiment. En sanctionnant dans une exubérance dionysienne son lien avec la vie et ses jeux insondables, elle est aussi une activité corporelle et érotique. Le texte philosophique procure du plaisir, bouleverse ou déstabilise. Il ne laisse en aucun cas indifférent.

Lire Nietzsche sans rire, dit Deleuze, signifie ne pas avoir lu Nietzsche. Le nom de Nietzsche est, comme peu d’autres noms, synonyme d’une pratique nouvelle de la lecture, d’une nouvelle lecture et d’une nouvelle théorie de la lecture, de même qu’il symbolise un autre logos et, par conséquent, une nouvelle herméneutique.

Et pourtant : “ Cela ne concerne pas seulement Nietzsche, mais également tous les auteurs qui forment justement cet horizon de notre anti-culture. Ce qui montre notre décadence et notre dégénérescence, c’est la manière dont nous prenons conscience de la nécessité de surmonter la peur, la solitude, la culpabilité et le drame de la communication, c’est-à-dire tout le tragique des profondeurs de l’âme. Max Brod lui-même relate encore le rire fou qui s’est emparé des auditeurs lorsque Kafka a lu le “ Procès ”. En ce qui concerne Beckett, il est même déjà difficile de le lire sans rire, sans passer d’un moment de plaisir à l’autre. (...) Loin de nous faire sombrer dans notre petit narcissisme ou dans l’effroi de la culpabilité, la lecture des grands livres fait éclater le rire schizophrène ou le plaisir révolutionnaire. Une envie indescriptible jaillit toujours des grands livres, même s’ils parlent de choses laides, décourageantes et effroyables, ce qu’on peut appeler le “ comique du surhumain ” ou encore “ clown de Dieu ”.

Le rire deleuzien s’attaque au narcissisme aigri des sujets qui revalorisent leur déficit au lieu de rire d’eux-mêmes, de leur déficit, de leur impuissance, sans pour autant les neutraliser. Nietzsche, qui fait de la douleur le point de départ de sa sérénité et de ce qu’il appelle la “ grande santé ”, est le penseur du bonheur inébranlable. Il faut faire la distinction entre sa sérénité et la placidité orientale qui incite à l’auto-apaisement, à l’auto-destruction et à l’éviction de la volonté. Au lieu d’anéantir le moi, il faut en faire la raison et le sujet de cette nouvelle sérénité. Nietzsche a donné au comique de l’humain et du trop humain une forme aussi mélancolique que sereine et arrogante. Son hyperbolisme est un hyperbolisme du rire, d’une joie débordante, un affect quasi inhumain ou surhumain.

Depuis Nietzsche, la pensée doit choisir entre le ridicule du quiétisme professoral, qui profite toujours de la modestie des fonctionnaires, et l’humour philosophique, qui est un humour risqué du changement et de la révolte. Depuis Nietzsche, il n’y a plus d’arguments en faveur de l’esprit de lourdeur, du larmoiement pénible de la théorie pure, de la sédentarité de la pédagogie universitaire, qui font de la considération et de l’analyse une malédiction de l’ici-bas avec sa cruauté et son innocence immanentes. Le plaisir de la philosophie est le plaisir de l’innocence dionysienne. Il est l’approbation innocente d’une cruauté en quelque sorte innocente : “ Le plaisir du différent ”, dans sa recherche d’une nouvelle justice.


B. La limite des livres

La lecture ne connaît pas d’horizon car le texte est infini, illimité. Le sujet de la lecture se soumet à une expérience ouverte qui n’atteint l’intensité d’un événement qu’en tant qu’émotion non protégée et impossible à anticiper. Lire signifie faire l’expérience de sa propre impuissance et de son émotivité avant de se redresser au-delà du livre, en tant que sujet de cette expérience, pour s’affirmer comme agent de l’événement.

On n’acquiert de l’autorité que sur ce qui échappe à sa propre autorité. On n’est souverain que par rapport à une impuissance factice et inéluctable. C’est ce que Deleuze appelle la “ lecture de l’intensité ” : “ quelque chose passe ou ne passe pas, quelque chose se produit ou ne se produit pas. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C’est comme un courant électrique. ” Un texte intensif provoque un lecteur intensif. Le texte se surpasse en tant que texte pour aller vers un extérieur, un au-delà du texte, pour devenir une expérience qui, comme toute expérience vraie, représente un choc qui désintègre le sujet. L’intensité du texte décide de cette capacité à perturber ou à émouvoir. Le texte réalise sa responsabilité dans la mesure où, à l’instant de cette expérience, il pousse le sujet à faire l’expérience de sa liberté et de sa responsabilité. Le texte disparaît derrière cette expérience, il s’y dissout : “ Lorsque le livre cesse d’être livre, qu’il est un non-livre, une simple ardeur rayonnante, il n’est plus qu’une forme variable et est donc profondément superflu. L’auteur disparaît dans l’écrit, l’écrit dans les lecteurs. ”

L’expérience du texte atteint son sens à la limite du livre. Elle contraint le sujet à se retourner vers lui-même. Elle force son auto-affirmation. Elle l’arrache à l’aliénation au papier, à la culture, à l’Autre. A la limite du livre, le sujet prend conscience de l’intensité et de l’urgence de sa responsabilité. Le sujet surpasse la subjectivité du lecteur ou de l’auteur et revient à sa réalité nue pour réaliser le “ oui facile et innocent de la lecture ”, dans cet acte de surpassement toujours irréfléchi ou aveugle. En effet : “ La lecture a lieu au-delà ou en deçà de l’entendement. ”