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MARCUS STEINWEG
 

FORMALISME DE LA LIBERTE

Lecture at CCS
Exhibition: Thomas Hirschhorn SWISS-SWISS DEMOCRACY
Foto: Swiss-Swiss Democracy Journal N°26
Le sujet de l’art saute au-dessus de sa propre ombre, traverse une contrainte contextuelle, déchire le voile de l’histoire, survole son lieu astrologique. L’intérêt de beaucoup de travaux des années quatre-vingt-dix à nos jours fut de résister à la liberté de ce saut, de cette traversée, de ce déchirement et de ce survol avec la bonne conscience du manque de courage, critique d’idéologie. Au lieu de son assentiment par l’affirmation de la forme et de la vérité, il entre en jeu une négativité critique, analytique et réflexive, qui s’épuise au mieux dans la mise à nu des déterminants structuraux (des fonctions et de la simple facticité des conditions économique, historique, politique, sociale, culturelle, esthétique, institutionnelle, nationale, ethnique, religieuse, sexuelle, etc.), mais, la plupart du temps, dans son inflation cynique et décevante. Il s’agit de l’antinomie restée irréfléchie de l’art de la réflexion, de l’art politique et de l’art, qui fuit dans le design, l’art-design. Ce dernier tente de se défaire de l’absolutisme de la liberté du sujet (de l’art) grâce à l’absolution de son aliénation objective.

Afin d’être une affirmation de la forme ou de la vérité, l’art et la philosophie doivent se refuser à “ l’ordre du faire politique ”. C’est l’ordre du possible, du pragmatique et de son ingéniosité pratique, de l’intelligence de la situation. C’est l’ordre de la phrônesis comme le dit Aristote. La dimension de la raison diplomate, énergique. La philosophie et l’art se meuvent, en tant que FORMES D’AFFIRMATION radicales, mais elles sont sans fond, non garanties par quelques principes généraux. Elles le font au-delà de cet ordre de faisabilité, non pour se détourner du monde et de la réalité comme la politique au sein de l’ordre du faire politique, mais pour placer L’INTENSITE de leur AFFIRMATION sur un autre horizon, horizon de l’infini et de l’impossible où le sujet de l’absorption résiste, comme le dit Kant, par simple intérêt ou affinité. L’art et la philosophie sont des formes d’auto-accélération d’un désir d’affirmation, qui transpercent les horizons consensuels de la discussion, de l’argumentation, de la communication, de l’explication, de la justification ou de la propre garantie réflexive. Il n’y a art et philosophie seulement qu’à travers cette percée. Comme violence du dépassement d’horizon. Comme violence-affirmation d’un SUJET DE LA DECISION. Une décision, qui transperce l’horizon du possible grâce à la dimension de l’impossible, qui est la dimension de la vérité.


Utopisme de la vérité

La vérité n’est pas fondée par l’art et par la philosophie. La vérité se laisse seulement affirmer. La vérité ne peut être fondée. La vérité se manifeste lorsque le sujet se détache de l’ordre symbolique, de son intégrité socioculturelle aussi bien que des fantasmagories de l’imaginaire. Il y a vérité au moment où la philosophie et l’art (au côté d’autres formes d’affirmation, la science par exemple) touchent à l’impossible (la virtualité pure ou le CHAOS) prenant ainsi le risque du dépassement d’horizon. La philosophie et l’art doivent affirmer ce contact, qui est le contact [] à la vérité. Elles accomplissent ce mouvement et le défendent. La philosophie et l’art sont des formes de réalisation de vérités qui ne préexistent pas. Il ne s’agit pas de trouver, dévoiler et décoder des vérités. Il s’agit de les découvrir : produire des vérités ! Une telle vérité, dans la mesure où elle est le produit d’un sujet de l’affirmation, n’est donc pas relative au sens strict. La philosophie et l’art affirment la vérité – par l’affirmation de la forme, l’art affirme la vérité – en se retirant du relativisme des vérités de faits et du régime de la preuve et de la garantie argumentative, qui sont sous-jacents aux faits.

La philosophie et l’art n’affirment aucun fait. Elles constituent les vérités qui corrompent L'ORDRE DES FAITS. Le lieu de la vérité ne peut être celui de l’univers des faits. C’est l’utopisme de la vérité, vérité folle en tant que telle. Elle fait exploser le registre des faits. Elle insiste sur un lieu non répertorié dans ce registre et dans la topologie qu’elle représente. Car la vérité est le nom de l’effondrement des systèmes de vérité, des institutions de vérité et des archives de vérité, prises en charge par l’administration des vérités de faits. La vérité est un excès. Elle marque le point d’une intranquillité démesurée. Et le contact de la vérité, faisant le désir de vérité de l’art et de la philosophie, est le toucher sans repos de l’intouchable. Il n’y a philosophie et art qu’à travers ces excès.

Toucher l’intouchable n’est même pas impossible. Mais, cela demande au sujet (au sujet de l’art, au sujet de la philosophie) de traverser l’espace du possible, qui est celui de la doxa (de l’opinion simple) et de ses vérités de faits établies, et de suspendre son être au moment du faire œuvre (de l’œuvre d’art ou de l’affirmation philosophique). C’est, comme le disent Deleuze et Guattari, l’appel du chaos. Il s’agit de contacter le chaos, la diversité indécise préontologique de l’étant. Le sujet de ce contact se dépasse en tant que sujet, qui était jusqu’alors sujet d’une entité fondée ou d’un principe constitutif transcendantal. En dernière instance, être sujet, au sens le plus large et le plus décisif, c’est ce qui dépasse ce concept de subjectivité pour être sa propre autorité face à ce dépassement. C’est sa souveraineté spécifique.

La QUESTION DU SUJET est liée à la question de la liberté et à la question de la responsabilité. Être sujet, c’est être libre de la responsabilité. La liberté de la responsabilité est la vérité du sujet. Qu’est-ce que l’art politique par rapport à la vérité et à la responsabilité ? Qu’est-ce qu’il le différencie, disons de “ l’art de l’impossible » , de l’art autonome ou souverain, qui génère une politique propre de vérité? L’art politique se responsabilise face aux faits pour ne pas devoir se légitimer devant des vérités. Il se tranquillise dans le traitement illustratif, pédagogique (pseudo-émancipateur donc) des soi-disant problèmes politiques, c’est-à-dire de la MAUVAISE CONSCIENCE. L’art politique est l’art de la conscience. Elle a son origine dans la mauvaise conscience et elle a la BONNE CONSCIENCE pour but. Aujourd’hui, le consensus autour de ce qui vaut comme problème politique, réclamant un traitement artistique ou philosophique, est frappant : je cite seulement la question des genres (gender), la permanence du conflit au Proche-orient, comme on dit, l’injustice de la mondialisation, le pouvoir décentralisé du capital, l’empire, etc. Je ne veux pas dire que ce ne sont pas des problèmes à traiter sérieusement. Ce serait idiot et cynique de discuter ou de relativiser l’urgence, la nécessité et le sérieux de ces problèmes. Ces problèmes, les questions et apories, qui leur sont liées, sont peut-être désamorcés trop rapidement par leur prise en charge par l’art et la philosophie, sans que celles-ci soient, comme souvent, à la hauteur de leur objet et de la complexité de son contexte. C’est peut-être trop souvent les médias, qui détournent le contenu de sa critique idéologique, afin de prédéterminer les thèmes de l’art politique.


Subjectivation

“ La pensée”, dit Badiou, la pensée de l’art, de la philosophie, de la vraie politique, “ est toutefois le véritable modus par lequel un animal humain est traversé et dépassé par une vérité [pas par des faits!]. Lors d’une telle subjectivation, la limite de l’intérêt est tellement dépassée que le processus politique même en reste indifférent. ” Le moment de la subjectivation (le moment de l’art, de la philosophie, de la politique de la vérité – et de la science dans le dispositif deleuzien) permet au sujet (constitué, affecté par autrui) d’abandonner ses intérêts (ou au moins les mettre entre parenthèses). Il permet au sujet au seuil de son AUTOCONSTITUTION de sortir des contextes d’intérêts individuels, historiques, sociaux, culturels, communicatifs et transmissibles. Il chute en-dehors de l’histoire, au sens où le devenir chez Deleuze et Guattari, déchire le voile de l’histoire : “ La philosophie est devenir, et non histoire ”.

Dans la subjectivation apparaît ce que je nomme sa liberté absolue sans qu’il soit pour autant nécessaire de nier ou de relativiser l’aliénation objective (contextuelle, situationnelle, historique, politique, etc.) du sujet de la subjectivation. Le sujet se constitue en tant que sujet (ce qui est un acte de liberté) dans la dimension de “ matérialité ” réelle et de l’inclusion passive au sein de structures et de contextes structuraux qu’il ne contrôle pas. C’est aussi le produit d’une genèse passive. Mais également le sujet de la résistance. Il résiste à toutes les réalités, qui menacent de le réduire au STATUT D'OBJET – ou d’événement – ou de fait. La défense de ce sujet n’est ni la défense d’un “ idéalisme ” classique, ni celle d’un “ réalisme ” qui ne serait encore qu’un idéalisme: l’idéalisme de la croyance dans les faits. La vieille opposition métaphysique entre l’idéalisme et le réalisme ne demeure pas intacte relativement à cela. Elle doit être dépassée, afin d’ouvrir le regard sur un sujet, qui résiste en tant que SUJET DE LIBERTE au sein d’une aliénation réelle (dans ses conférences sur la critique de la violence éthique, Judith Butler a, avec raison je pense, tenu à la possibilité de la nécessité de la souveraineté ou de la responsabilité au sein d’une non souveraineté objective, du dépassement).

Dans l’espace de la subjectivité impossible, – (“ Il n’y a pas de sujet mais une production de subjectivité ; la subjectivité doit être produite, au moment venu, justement parce qu’il n’existe pas de subjectivité ”, dit Deleuze) – le sujet se constitue comme processus de sa propre découverte. Le subjectivation est le nom de ce processus, que l’on ne peut refermer, au sein duquel le sujet tente d’atteindre le contrôle et la maîtrise de soi. C’est le nom d’une forme d’existence d’une intranquillité démesurée. Il n’y a subjectivité que sur le modus d’une certaine excitation. Le sujet de l’autopoiese est sujet d’une turbulence absolue. Il est sujet de la constitution de soi, de la liberté et du dépassement émancipateur, sujet de conflits irréductibles. Il s’expérimente lui-même comme conflit. Il existe quelque chose comme un sujet seulement en tant que cas limite de la conscience ontologique, en tant que collapse de l’évidence des représentations de la conscience héritées du cartésianisme, de la phénoménologie et de l’herméneutique. En tant que SUJET DE L'AUTODEPASSEMENT, il commence à s’élever au milieu de l’histoire, au milieu d’un contexte historique, politique, économique, culturel et sexuel. Il commence à combattre l’extérieur à lui-même. Dans ce combat, il combat tout ce qui le fait produit de l’expression d’une volonté étrangère, de déterminations factuelles. C’est pourquoi l’élévation de soi du sujet est résistance contre la dictature des faits. Le sujet ne cesse de se défendre contre sa réduction au simple statut d’objet. Il se défend du DEVENIR-CHOSE ou de la chosification de son être grâce aux mouvements, les donations de sens et de valeurs de l’histoire. Il doit pouvoir quitter les anhistoriques sans quitter l’espace historique général, auquel il appartient obligatoirement. Le sujet est donc le sujet d’une contradiction essentielle, d’un paradoxe infini ou irréductible.

Je me demande si la processualité essentielle du sujet (son historicité) l’enferme nécessairement dans son empiricité, qui nie toutes les vérités et chaque détermination universelle du sujet. Et si l’essence du sujet est d’être sans détermination essentielle et, en ce sens, sans essence et sans subjectivité. Le sujet, que je donne à penser, est sujet de ce SANS, c’est un sujet sans subjectivité. Cette processualité du sujet est appelé, par Deleuze comme par Nietzsche, son devenir, sa non-substantialité. Ce devenir est visé par ce que Foucault appelle la SUBJECTIVATION, qui est le devenir-soi, le devenir-sujet, la propre constitution d’un sujet affecté par autrui. Il ne s’agit pas pour moi de restituer la vieille tradition héritée des philosophies du sujet (depuis toujours simplifiée), en particulier celle des temps modernes, en tentant de réactualiser (avec Badiou et Zizek) la catégorie du sujet à l’encontre de sa dénonciation et de son désamorcellement au sein du discours métaphysique. Il n’en va aucunement d’un sujet ancien. Tout au plus, il en va de montrer que ce n’est pas le nouveau sujet n’est pas la prétendue transparence de soi, mais que l’ancien sujet, dans ses modifications onto-historiques, implique toujours déjà l’ouverture vers un sujet d’une processualité originelle et permanente. Le sujet que je défends est un sujet sans subjectivité, un sujet acéphale essentiellement aveugle de son acéphalie. Sujet hyperbolique du dépassement et de l’affirmation du soi au sein du propre enlèvement agressif des limites. Il y a quelque chose comme l’affirmation et l’affirmation du soi seulement pour un sujet originellement décapité, acéphale et sans limites.


Expérience

Être sujet signifie s’expérimenter comme sujet d’une expérience. Le sujet est la scène d’une expérience de soi durant laquelle il transporte ses limites, les conditions de possibilités de son soi, afin de se constituer comme une sorte de courbe fébrile, comme sujet d’une certaine fièvre, de l’intranquillité absolue du DEVENIR.

Dans son entretien avec Ducio Trombadori (1978), Michel Foucault dit qu’écrire un livre signifie faire une expérience: une expérience []. Une “ expérience individuelle”, comme il dit également. Qu’est-ce qu’une expérience, surtout dans le sens français (expérience peut être traduit en allemand par “ Erfahrung ” et par “ Experiment ” )? Elle “ est quelque chose dont on sort changé. ” C’est pourquoi le sujet de cette expérience est sujet du changement, du devenir, d’un incident, d’un événement, d’une mutation toujours troublante.

Le sujet de l’expérience est un sujet-mutant, sujet de mutations qui semblent faire de lui quelque chose de nouveau en le rendant objet d’une certaine “ dé-subjectivation ”. Foucault le voit chez Maurice Blanchot. L’expérience “ chez Nietzsche, Blanchot, Bataille ” servirait à ce que “ le sujet s’arrache à lui-même de telle façon qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté vers sa destruction, vers sa dissolution ”. C’est le sujet – si l’on veut continuer à l’appeler sujet – d’une “ expérience limite ” consistant “ à parvenir à un certain point de la vie, duquel le non-viable est aussi proche que possible. ”

Le sujet de cet ARRACHEMENT DE SOI est d’abord – dans la description de Foucault - sujet de l’écriture, sujet d’une certaine production, de la production de textes et de livres, de la fabrique du sens. C’est cela qui, en tant que sujet d’une expérience du non-sens, le porte en tant que sujet à la limite de son être-sujet. Le sujet commence à ce “ point de la vie ” à communiquer avec le “ non-viable ”, qui n’est rien d’autre que sa propre mort (aussi bien nécessaire qu’impossible), au moins aussi longtemps que, dans l’horizon de cette compréhension troublante de la mort et de la vie, nous tenons à la catégorie du “ soi ”(ou de la “ Jemeinigkeit ” selon Heidegger).

Tout d’abord, faire l’expérience de sa propre limite signifie être sujet de l’expérience d’impossibilité du “ soi ” (et donc de la “ subjectivité ”), sans que cette expérience ne soit déjà une non-expérience, déjà elle-même une impossibilité. Ce serait plutôt que l’expérience doit, au lieu de recouvrir une non-expérience, être en tant que telle non-expérience, expérience du néant, de l’impossible (finalement impossibilité de l’expérience même). L’expérience semble en tant qu’expérience impliquer l’événement de sa propre impossibilité. Elle porte le sujet de l’expérience dans le domaine même de la non-expérience et de l’impossible. Une expérience mérite le nom d’ “ expérience ” seulement dans la mesure où, au sein du sujet de cette expérience, elle commence à contredire, à dissoudre et à neutraliser.

Être sujet signifie s’affirmer comme sujet d’une certaine subversion de soi. Le sujet s’affirme comme scène d’une infériorité permanente. C’est le sujet de l’auto-élévation d’une impuissance réelle. En s’élevant dans l’acte de son devenir-sujet, il doit sanctionner le retrait, la disparition des raisons de cette auto-élévation, l’impossibilité de la subjectivité en général comme condition de possibilité de son être-sujet concret. Il y a quelque chose comme un sujet seulement comme sujet sans subjectivité.



Amérique-Europe

Le sujet se différencie du non-sujet par le minimum en liberté, celui d’être soi-même. Ceci lui permet, au-delà de la liberté, de défendre son soi relativement à l’aliénation réelle. L’être humain ne se laisse pas réduire à son simple statut d’objet. Il ne connaît, comme le dit Carl Schmitt, “ pas seulement la naissance”, la factualité d’un être mis au monde, “ mais aussi la possibilité d’une renaissance ”, et, comme le dit Hölderlin dans Lebenslauf, “ de déclencher la liberté où il le veut. ” C’est pourquoi il n’y a qu’un seul devoir pour le sujet humain: être libre par rapport à la liberté. Le sujet est sujet auto-affectif destiné la subversion de soi. Il se consacre à chacun des actes de sa propre liberté (c’est-à-dire au manque de subjectivité liée). Il s’engage et s’autorise en tant que sujet de décision et d’action relativement à cette liberté, qui est également minimale et absolue, c’est-à-dire illimitée. Le sujet de la liberté est ce sujet de l’étendue, sujet de ce renvoi à soi sans limites. Car le soi du sujet, sa subjectivité, n’est rien d’autre que cet espace infini, étendue sans fin, mer ou désert, dimension de la liberté absolue, dans laquelle il se perd dans la responsabilité infinie.

Comme on le sait, Sartre est le philosophe de cette liberté et et de cette responsabilité. Cependant, le sujet sartrien relève encore trop d’une conception cartésienne et phénoménologique de la connaissance de soi: sujet d’une stabilité substantielle. Il se présente encore comme sujet de connaissance (ou de méconnaissance), comme conscience et conscience de soi, au lieu d’être le sujet de l’aveuglement radical et de la subversion affirmative de soi. Car le commencement du sujet, son origine n’est pas la lumière de l’évidence. Au commencement du sujet persiste quelque chose de radical, de non-subjectif, ni sujet ni objet, la nudité pré-réflexive et pré-ontologique du factum matériel, qui atteste aussi bien de la limite que du fond du possible et de l’abîme propre à la subjectivité en général. C’est la donnée absolue de la matière aveugle dans laquelle l’aveuglement auto-affirmatif du sujet de la liberté et de la responsabilité y demeure inséré et qui la réfléchit en un sens.

La collision de deux cécités, de l’opaque matière pré-reflexive avec le soi opaque d’un sujet sans subjectivité, marque la scène de la naissance ou du commencement d’un autre sujet non-cartésien qui unit l’obscurité de ses origines avec la dissimulation de son horizon. Un sujet singulier, à la fois rendu agile et freiné par une cécité irréductible.

Les singularités sont des sujets de la ligne. Elles s’arrêtent sur la courbe de l’indétermination la plus grande. C’est la courbe du devenir, la courbe de la déterritorialisation, de la ligne des mutations, des mouvements incontrôlés. Ligne d’une déviation originaire, d’un courant, d’un clinamen, qui laisse ouvert l’espace d’événement et de mouvement d’une singularité concrète (même si elle est indéterminée). C’est la ligne vitale d’un sujet sans subjectivité. Sans identité, les singularités dansent sur cette ligne d’indétermination, ne se laissant mesurer ni en leur point le plus haut ni au plus bas. Les singularités ne sont pas mesurables, on ne peut les mesurer, elles sont incommensurables.

L’absence de fondements des singularités n’est pas l’extrême. C’est le mouvement même, qui accélère dans le rythme absolu d’ici à là, de la profondeur des origines à l’étendue de l’horizon et vice-versa. Le sujet de l’origine est le nous-sujet européen. C’est le sujet de la conversation, subjectivité-garantie dialogique, sujet de l’identité-logos chez Platon. C’est le sujet du son propre fondement transcendantal (garantie des origines) chez Kant et Husserl. Sans aucun doute, le Dasein heideggérien est à nouveau celui qui quitte le paradigme moderne de la philosophie du sujet, un sujet de référence rétrospective à son commencement, au commencement de ce commencement (l’origine de l’origine), qui n’appartient plus à l’espace et à la tradition métaphysique.

Le sujet de l’horizon – si nous le différencions du sujet-horizon du legs du logos – est le sujet de l’avenir, de ceux qui viennent. C’est, dans un certain sens géo-ontologique, un sujet américain. Comme on le sait, Deleuze et Guattari ont donné “ une place particulière ” à l’Amérique. Le conflit sujet-singularité, origine-horizon, racine-rhizome, arbre-herbe, passé-avenir, ralentissement-accélération ... est déjà le conflit Europe-Amérique. Même si l’Amérique “ aliénée au règne des arbres et à la recherche des racines” et l’Europe “ avec ses Indiens sans généalogie, son horizon toujours fuyant, ses frontières mouvantes et mobiles ” sont rhizomatiques.

On doit quitter la bipolarité, la machine binaire, pour penser les bipolarités. La singularité, comme sujet de la ligne, qui n’est ni pure lignée ni pure ligne de fuite, n’est ni un sujet européen de la profondeur, de l’origine, des racines (du logos), n’est ni la singularité américaine de l’étendue, de l’horizon nu, de l’avenir des individus ou de la communauté d’un pur être d’avenir. Elle n’enterre pas non plus dans la tombe d’une origine qui se retire (dans la tombe de l’intériorité), ni encore se rend en tant qu’instance de décisions rapides dans l’austérité d’un extérieur simple. La singularité, qui cependant est un sujet, se refuse au narcissisme européen de l’expérience de soi, à sa larmoyance, à son embarras introspectif, comme également au pathos pharisien de la détermination américaine pour prendre sa propre forme de mouvement et d’action dans l’en-dehors réel de la zone d’interférence ou de contact Amérique-Europe, une sorte de liberté absolue dans laquelle elle danse.

La danse est la mobilité de la liberté au-delà des idéologies de l’expression, de l’éhontée réalisation de soi, de la “ créativité ” sans gêne. Ainsi, elle subvertit la subversion purement narcissique des normaux. Elle est engagée envers la liberté en tant que telle : son absence de lien est absolue. La danse, dit Badiou, expose “ la pensée comme évènement”. Elle témoigne d’une désobéissance essentielle contre l’ordre ontologique (établi). Une nouveauté absolue, qui transperce l’horizon de l’attente. Le sujet de la danse provient du néant comme chaotique “ corps désinvolte ”. C’est comme si l’éternité détruisait pour un instant les lois du temps et de l’espace. À ce moment, le sujet est infiniment seul. Il se singularise au bord d’un abîme, qui est le véritable nom de la subjectivité en général. Il sort de l’histoire pour redéfinir sa vie, sa singularité, son destin. La danse est le moment de l’innocent oubli de l’histoire, dans lequel le sujet se perd dans l’infini de l’éternité.



Accord

Le problème de l’art politique et de la philosophie politique est trop souvent celui du manque de courage à l’autorisation de soi au sens suivant: ils se rendent dépendants des intérêts particuliers pour substituer à la liberté et à la volonté de l’affirmation de soi (qui est essentiellement contact avec l’intouchable, tentative de l’impossible, risque d’un certain UNIVERSALISME) la lâcheté du sens du possible. Dès que l’art et la philosophie demande ce qui est possible, ils ont, en tant qu’art et philosophie, déjà perdu un jeu. Car le sens du possible, l’examen pragmatique, le calcul stratégique, est ce que l’art et la philosophie assimilent soit à la saine raison humaine (de la doxa) ou au journalisme. La propre assimilation de l’art politique et de la philosophie politique au journalisme est plus patente que jamais.

“ L’accord avec l’objet sépare la littérature du journalisme ”, dit Heiner Müller, “ la condition de l’art est l’accord ”. Les personnes en accord veulent coopérer avec le réel afin de le modifier: “ on ne peut absolument pas influencer le fait d’être en accord avec lui. ” L’accord est affirmatif sans être assentiment au réel. C’est la reconnaissance, non l’assentiment. La reconnaissance ou l’accord précède aussi bien l’accueil approbateur que le refus niant.

Les sujets de l’accord sont les sujets d’une affirmation improbable. Ils disent oui à la réalité comme elle est. Cela ne signifie pas qu’ils accueillent tous les évènements et les processus réels. L’accord n’impliquent aucun jugement. Les personnes en accord prennent le risque d’un rapport à la réalité sans échelle de valeur. Ils sont en accord avec l’absence originelle de valeurs du réel. Car le réel n’est tout d’abord rien d’autre que le sans mesure. C’est ce qui dépasse toute mesure. Le réel précède l’ordre ou la prise de mesure en termes de valeurs. C’est tout simplement l’incommensurable.

L’accord des personnes en accord ne vise donc pas les valeurs. Il vise le réel, comme il au-delà de son évaluation par des unités de valeur. L’accord est une affirmation plus fondamentale que l’approbation. L’approbation repose sur le bien. Elle a déjà une représentation du bien. Elle classifie le réel selon des critères d’un registre. Le registre du bien est appelé morale. La morale est la discipline qui juge du réel. Elle différencie le bien du non-bien ou du mal. Être en accord avec le réel signifie par-là même désaccord avec la morale. Les personnes en accord défendent, par leur accord, le réel de la morale. L’amor fati de Nietzsche est la formule d’un tel accord. Aimer son destin, au sens de Nietzsche, ne signifie pas croire en son destin. Au contraire, l’amour du destin de Nietzsche combat la croyance dans le destin.

La croyance dans le destin est proche de l’obscurantisme et de l’assombrissement. L’amour du destin fait du sujet de cet amour le sujet de la clarté. C’est le sujet du jour, sujet de la transparence à soi. Tandis que le sujet de la croyance dans le destin se soumet à son destin, le sujet de l’accord, le sujet de l’amour du destin est un sujet, en accord avec le “ destin ”, c’est-à-dire avec la réalité, comme elle est ici et maintenant. L’amour du destin est une affirmation plus risquée, et qui va plus loin, que la croyance dans le destin, régnant sur le sujet du ressentiment et de la paranoïa mystique. Être sujet de la croyance dans le destin signifie être à peine encore sujet. Cela signifie être objet des circonstances, c’est-à-dire victime de l’histoire, de pouvoirs ou d’autorités obscures. Le sujet de la croyance dans le destin croit en ces pouvoirs, au “ pouvoir du destin ”. Il n’est pas en accord avec sa situation. Le sujet de l’amour du destin aime le réel comme un destin sans être croyant dans son destin. Il est en accord avec sa situation et avec la réalité.

Le sujet de l’amour du destin est un sujet hyperbolique. Il pousse vers le dehors au-delà de lui-même. Cette poussée vers l’extérieur de soi le rend scène d’un certain dépassement de soi. Ce dépassement de soi exige du courage dans la mesure où il est causé par le contact avec l’extérieur et légitimé par le sujet même. Le sujet hyperbolique a le courage d’extériorisation dans un élément qui lui est étranger. L’extériorisation de soi du sujet consiste à devenir étranger à soi. Le sujet ne se reconnaît plus, il est devenu étranger grâce à lui-même. C’est seulement par le courage de l’étrangeté à soi dans l’altération de soi que le sujet des mouvements normaux devient un sujet de l’état d’exception et d’accélération.

L’art, comme affirmation de la vérité et de la forme, n’est seulement possible et nécessaire que dans la dimension de l’aliénation réelle, qui est l’ordre des choses, des constructions symboliques et imaginaires. Il n’y a art que par rapport à ce qui, en tant qu’art, c’est-à-dire en tant qu’affirmation de liberté, le limite irréductiblement, le nie ou le met en danger. L’aliénation objective est l’élément dans lequel le sujet de l’art en tant que sujet est élevé et se tient. Le formalisme de la liberté est irréductible à la résistance dialectique du particularisme et de l’universalisme, de l’aliénation objective et de la liberté virtuelle parce que l’affirmation de la forme de l’art suspend aussi bien les dimensions de la réalité et que ceux de l’idéalité. L’idéalisme (de la liberté) et le réalisme (de l’aliénation) sont des fausses alternatives qui demandent dans tous les cas de l’obscurantisme, c’est-à-dire de la simplification au lieu de générer la vérité.

Le formalisme de la liberté est irréductible à l’ordre objectif de l’aliénation, sans pouvoir quitter cette sphère des choses. Au sein de l’aliénation des choses, être libre, affirmer la liberté, la vérité, la forme signifie également mettre en doute l’impérialité des faits objectifs, “ séparer ” l’affirmation de la liberté, de la vérité et de la forme “ indifférent à l’historicité “ culturelle ” dans laquelle [elle] veut fondre l’opinion courante ” . Afin d’ouvrir l’ordre du savoir des choses à l’ordre qui est au-delà du savoir (du registre du savoir établi et reconnu), et de cette façon “ d’ôter la vérité du domaine de la connaissance, pour le rendre à celui de l’ontologie ”, comme le dit Agamben. L’ontologie, c’est-à-dire la sphère de l’impossible, du réel au-delà de la réalité. Qu’en est-il, demande Derrida, lorsque “ l’intérêt pour la vérité ”, qui pousse à mettre en question l’autorité de l’objectivité [...], cor-respondrait/répondrait à une liberté ou prendrait la responsabilité d’une liberté, qui serait plus libre, plus libre inégalement/autrement libre que toute vérité, qui se mesure à l’objectivité? À quelles conditions peut-on donc parler de liberté et de vérité ? À quelles conditions peut-on prendre des responsabilités pour elle?”

À quelles conditions ? À quelles conditions qui rendent exclusivement impossibles et nient liberté et vérité. Il n’y a liberté qu’aux conditions de l’aliénation, de la seule vérité dans la non-vérité, de la vraie vie dans la fausseté, du bonheur dans le malheur. L’art et la philosophie donnent à cet événement-différence sa vérité, sa forme.

S’appuyer sur des faits signifie prendre des précautions contre la possibilité de vérité en insistant sur son impossibilité. Les faits sont des non-vérités que l’on invente pour handicaper les vérités. Des sujets, qui ne veulent pas être sujets, s’appuient sur des faits. Les sujets-faits sont sujets d’une continuelle désubjectivation de soi. Le sujet-fait se rapporte à lui-même comme à une chose, à un objet, un factum immuable. C’est le sujet d’une impuissance volontaire. C’est le sujet de la PEUR. Il fuit la nécessité de se décider en faveur d’une vérité, donc contre les “ faits ”.

L’art dans l’espace-fait public est l’art en tant qu’affirmation de la vérité et de la forme au-delà de l’intérêt. L’art dans l’espace public exige que l’artiste s’affirme au sein des faits comme SUJET DE LA VERITE (c’est-à-dire d’une vérité affirmée par lui, par son travail). L’art dans l’espace public est l’art dans la non-vérité.

L’art doit s’affirmer dans le tourbillon des faits comme quelque chose d’autre que des faits. L’art n’est pas un fait. L’ART N'EST PAS EVIDENT. L’art manque de toute évidence de faits. L’art doit produire, défendre et affirmer une autre évidence. L’évidence de l’art repose dans son CONTACT AVEC LE REEL. Le réel est le nom pour ce qui n’appartient pas à l’espace des faits. Le réel nomme la frontière et l’extériorité constitutive de cet espace. Le réel n’est pas la réalité.

Le réel est plus réel que la réalité. C’est ce qui inscrit une INCONSISTANCE ESSENTIELLE dans le calcul “ réaliste ”, dans l’économie de la doxa. Le contact avec le réel est contact avec cette inconsistance, le point faible de ce système de faits. L’art se refuse de participer à ce recouvrement dans l’espace de recouvrement du réel, en cherchant le réel pour le toucher. L’art résiste à l’imaginaire du monde des faits tandis qu’elle tente de donner forme à ce contact. En ce sens, l’art est la tentative de l’impossible. Car le réel, la verité, est L’INTOUCHABLE. Il marque la frontière de toute compétence.

L’art est souverain en faisant avec son impossibilité. L’art affirme L’IMPOSSIBLE. Il assentit ce qu’il limite. Et, il recouvre de force avec cet assentiment des limites, celle-ci pousse au dépassement volontaire des limites.

Le MONDE DES FAITS est le monde des limites établies, des rituels et symboles, lois, interdits et règles. Et il est également le monde de la protection imaginaire de soi face à la violence des faits. Il est en soi divisé. Il se subdivise en un ordre symbolique (l’univers de la loi, la langue.) et en un monde du rêve, de l’imagination, des phantasmes, qui est à la fois élément de l’ordre symbolique, une sorte de supplément (inhérent).

L’art dans l’ordre des faits est l’art dans la non-vérité du symbolique et de l’imaginaire. L’art dans l’espace public doit s’affirmer contre la violence du symbolique et la violence de l’imaginaire. L’art est une violence-affirmation. Il partage, avec la philosophie, le COURAGE d’affirmer. Son affirmation est affirmation de la forme et de la vérité. Elle est aussi affirmation de soi. L’art et la philosophie sont des violences-auto-affirmations.

L’auto-affirmation de l’art et de la philosophie advient dans l’espace public. Elle s’oppose à cet espace et à des non-vérités de faits, qu’il pénètre, administre et représente. Les vérités-faits sont les non-vérités-faits : des mensonges avérés.

La philosophie et l’art s’opposent à ce MENSONGE. La philosophie et l’art sont contre les violences, qui traversent l’espace des mensonges, dans le but de dévoiler une vérité évidente. Il n’y a peut-être pas d’au-delà de la réalité dans la mesure où nous posons la réalité comme identique au monde des faits (le monde public). L’art et la philosophie sont pour toujours objectivement aliénés. Cependant, l’art et la philosophie s’opposent à l’aliénation en insistant sur la nécessité du contact avec une vérité au-delà des non-vérités de faits : “ au lieu de partir d’un droit de l’art dans l’espace public, au lieu de démontrer la légitimité de l’art dans la sphère publique, au lieu de procurer à l’art un passage vers un espace public ouvert préalablement, on doit penser une ouverture, qui est un DEVENIR. L’art n’est peut-être pas beaucoup plus et pas beaucoup moins que l’expérience de telle ouverture qui ne peut seulement obtenir une légitimité qu’ultérieurement. ”

L’art et la philosophie sont insistants. L’ART ET LA PHILOSOPHIE INSISTENT ! L’art et la philosophie veulent être libres dans l’espace de l’aliénation, dans l’espace des faits. L’art et la philosophie ne sont rien, quand ils n’affirment pas la LIBERTE dans l’aliénation réelle. L’art et la philosophie sont les mouvements risqués de l’accélération de soi ; L’art et la philosophie accélèrent au-delà des faits. L’art et la philosophie sont des violences de l’auto-accélération, qui font un compromis nécessaire avec les vérités établies. L’art et la philosophie s’opposent aux croyances-faits de ceux qui combattent la vérité en tant que simple illusion. L’art et la philosophie insistent sur la possibilité et la nécessité de la vérité.

La vérité n’est pas justifiée par l’art et la philosophie. La vérité est assertée. Une affirmation de la vérité est en même temps une AFFIRMATION DE LA FORME. La philosophie affirme sa forme en tant qu’affirmation de la vérité. L’art affirme sa vérité en tant qu’affirmation de la forme. Il existe un moment au cours duquel l’art et la philosophie ne sont pas différenciables. L’art et la philosophie constituent l’alliance de l’insistance séparée de la vérité et la forme. Cette alliance est une sorte de communauté de combat. Cette communauté de combat s’oppose à la dictature de la croyance-fait, aux impératifs de la force.

La violence de l’art et de la philosophie est une violence qui s’oppose à la violence de L'UNIVERS DES FAITS. Cependant, cette violence n’est pas en réaction. Au contraire, l’univers des faits engage les sujets à la simple réaction qui y demeurent. Dans l’univers des faits, les options qui président à la prise de décision sont définies et prescrites. L’univers des faits, l’espace public, est l’espace des prescriptions, de la DICTATURE DES FAITS.

L’art et la philosophie dans l’espace public signifie : l’art et la philosophie dans l’univers des prescriptions. Une vérité et une forme affirmatives, ainsi que la philosophie et l’art en prennent le risque, signifie donc s’opposer aux prescriptions, faire quelque chose d’autres que ce qui est prescrit. Il ne s’agit pas s’enfermer dans la NEGATIVITE, c’est-à-dire dans le refus des prescriptions. Mais dès que la philosophie et l’art entrent en contact avec la vérité, la dimension de la prescription est nécessairement touchée par cela. Une vérité advient toujours seulement quand un espace public devient un espace-expérience d’une certaine cécité, quand l’addition des mathématiques des faits n’est pas faire, quand le calcul du non-calculable, quand le pragmatisme de la “ bonne décision ” sont éprouvés par la force des inutiles, quand l’évidence des faits EXPLOSE sous la pression d’une vérité.