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MARCUS STEINWEG
 

L'INCONNU

Swiss-Swiss Democeacy Journal N° 47
CCS Paris
Exhibition: Thomas Hirschhorn, Swiss-Swiss Democracy
2004 / 05
Sartre a annulé la reconduite ontologique fondamentale de Heidegger du SUJET au statut de DASEIN, de vecteur extatique de particularité possible. La particularité devient L'AUTHENTICITE ou la liberté du sujet humain. Marius Perrin, prêtre alsacien, qui comptait parmi les codétenus de Sartre, dans un camp allemand de prisonniers de guerre, à Trier entre juillet 1940 et mars 1941 (ils lisaient ensemble Sein und Zeit de Heidegger en Allemand), a publié en 1980 ses souvenirs de cette époque. Il raconta une conférence de Sartre tenue devant les prisonniers, dont l’un des sujets était Heidegger. Ici déjà, dans la force explosive concrète de la situation politique et individuelle de toutes les personnes présentes, on reconnaît la nécessité de Sartre de rapporter la terminologie analytique existentielle de Sein und Zeit au dispositif du sujet distingué de manière onto-existentielle par le privilège de la LIBERTE DE DECISION. S’adresser au co-sujet codétenu signifie faire appel à sa puissance athée de RESPONSABILITE et de témérité. Cela signifie interpréter le STATUT-SUJET en tant que STATUT-AGENT POLITIQUE, sur la base de la formule heideggerienne du projet jeté, ce qui fait de Sartre le point de départ de son concept de l’être-jeté (Geworfenheit). Le concept de détermination (Entschlossenheit) de Heidegger est également conçu de cette manière. Heidegger lui-même semble prêt à contester le politique de sa pensée, par sa démarcation de L'EXISTENTIALISME et de la PHILOSOPHIE DE L'EXISTENCE, au cours du séminaire Hegel de 1932 par exemple, un an avant l’entrée explicite du politique au rectorat de l’université de Freiburg.

Les plus grandes attentes sont tournées vers la QUESTION DE LA RELIGION. La religion est elle-même quelque chose comme une ATTENTE, l’attente dans sa forme la plus profonde. Dans cette mesure, la religion en tant que telle est messianique. Son horizon est celui de l’attente décidée, mais aussi indéterminée. Ainsi, le concept de Derrida d’une DEMOCRATIE A VENIR (qui se lie à un certain concept d’avenir et d’événementialité de ce à quoi l’on n’est pas ou pas suffisamment préparé) se laisse rattacher à la religion, à la RELIGIOSITE SAUVAGE non orthodoxe du DESERT:

“ S’il existe une hospitalité inconditionnelle, alors elle doit rester ouverte à l’affliction causée par autrui, qui apparaît en un temps quelconque, sans que je ne puisse le savoir. C’est le messianique: le messie peut surgir à n’importe quel moment et il vient d’en haut, de là d’où je ne peux pas le voir venir. De la manière dont je l’emploie, le concept de verticalité n’a donc cependant pas nécessairement la signification religieuse ou théologique, qui élève jusqu’au tout-puissant. C’est peut-être ici que commence la religion. On ne peut pas tenir le discours que je tiens sur la verticalité, sur l’arrivée absolue, sans que l’acte de foi n’est déjà commencé – même si l’acte de foi n’est pas nécessairement identique avec la religion, avec telle religion ou telle –, sans un certain espace de la foi sans savoir, au-delà du savoir. J’accepterais donc que l’on parle ici de foi. ”

Cependant, il est clair que la DECONSTRUCTION, dans les variantes pratiquées par Derrida dans ses textes, n’exclut au moins jamais l’expérience (sans engagement), expérience de l’absence absolue de tout engagement, c’est-à-dire l’expérience sans attache de la non religiosité (et de la déraison). Dans sa forme la plus populaire, la pratique déconstructive repousse toute idéologie de l’engagement, de l’obéissant, du devoir autoritaire. Elle a à faire avec ce que l’on ne peut pas permettre en tant que tel, avec L'EXPERIENCE DE LA CONTINGENCE, du bonheur ou du malheur, de la chance, de L'INCALCULABLE, de l’au-delà du calcul. Aussi longtemps que l’on suppose, que sacrifice et prière en tant que pratique de l’invocation, englobant la culture, tendent à la réciprocité de la DIALOGIQUE ANTHROPO-THEOLOGIQUE en tant que modèle d’une communication même improbable, aussi longtemps que l’on connote l’économie religieuse avec ces formes des usages de la raison calculatrice (“ Si tu me donnes, alors je te donne, dit le contrat bourgeois ” – et le pacte religieux !), la “ religion ” reste un objet indispensable de la déconstruction. Afin de comprendre dans quel sens la déconstruction même opère dans l’espace indéterminé entre l’échange religieux, la religion des buts, comme on pourrait le dire, et la DEPENSE RELIGIEUSE (prière aporétique), c’est-à-dire au milieu ou au seuil de la délimitation réciproque des deux “ économies ”, sa structure en tant que conflictuelle doit être comprise immédiatement d’une manière irréductible. La déconstruction attend d’elle-même d’être SANS ATTENTE. Simultanément, l’éthique d’une telle figure de l’hospitalité religieuse ou quasi-religieuse demande la prise en compte de l’impossibilité d’une telle exigence. Dans l’acte de la DEPENSE que représente L'HOSPITALITE, le gaspillage de ses propres moyens se capitalise, la limitation de sa propre immunité à une sorte de gain, à l’anti-économie profitable d’un sujet, qui a le droit d’attendre un minimum de subjectivité, de certitude de soi dans la dépense de soi de l’absolue non attente.

L’hyperbolisme de l’expérience déconstructive repose dans l’insistance sur l’indécidabilité aussi bien des destinataires, que de ceux également qui se tournent vers lui, de telle manière que la dynamique interactive de l’expérience religieuse peut être décrite comme L'APORIE DU RELIGIEUX, comme la confusion constitutive, comme la zone d’intensité ou de voisinage ou d’échange dans le langage de Guattari et Deleuze. La prière remplit sa fonction en confrontant le sujet priant à l’absurdité du prier, de l’invocation en général, et ainsi également au caractère douteux du concept de religion de Levinas :

“ La relation à autrui n’est donc pas ontologie ”, dit Lévinas, “ nous appelons religion ce lien à l’autre, qui ne reconduit pas à sa représentation, mais à son invocation, et par lequel aucune compréhension ne précède l’invocation. ”

On peut []dire que la déconstruction articule l’expérience religieuse, sans vouloir être simplement une expérience juive, comme expérience de l’indicible du Dieu muet.

La religion comme disposition naturelle ? Du moins, il s’agit de démontrer qu’une certaine expérience limite est irréductible. “ C’est le mérite de l’humain ”, résume Gadamer lors de sa rencontre avec Derrida et Vattimo en 1994 à Capri, “ ce savoir de ses limites ” – de la mort comme seuil, qui doit être dépassé, sans qu’il s’agisse d’un DEPASSEMENT au sens habituel et compréhensible, ressemble dans cette mesure au seuil d’une “ limite indépassable ”– “ manque à tous les êtres vivants, qui sont dans la nature. ”

Quand la religion est l’attente même et, pour ne pas gêner l’événement, la déconstruction doit être DECONSTRUCTION DE L'ATTENTE, on peut en attendre alors, qu’elle soit déconstruction du religieux. Cette attente serait cependant inconséquente, précipitée, ou comme Deleuze et Guattari le diraient, retardée. L’événement de la déconstruction doit être lui-même surprenant, SOUDAIN, d’une VITESSE INATTENDUE : “ L’irruption d’un événement doit interrompre tout horizon d’attente ”, dit Derrida. Interrompre l’horizon, le multiplier et le complexifier est un résultat évident de la déconstruction. Pour qu’il se passe quelque chose, pour qu’il y ait un avenir, on doit créer de l’espace à l’événement. On donne de l’espace à l’avenir en le libérant des anticipations des prophètes, de la doxa et de la science. On attend de l’avenir qu’il soit tout autre, l’inouï, l’inespéré, l’inattendu. C’est pourquoi il est un avenir étrange, monstrueux et écrasant. On ne sait pas ce qui peut arriver à quelqu’un : “ la première forme d’espoir est la peur, la première apparition de la nouveauté de la frayeur. ”139.

On attend L'INCONNU dans l’acte d’une ATTENTE SANS HORIZON, non assurée mais déterminée. Qu’est-ce qui attend les passants du seuil, au-delà du seuil ou là où, au moment de son contact, qui est déjà une sorte de dépassement ? Est-ce que le CONTACT est la substance de la religion ? Le CONTACT AVEC L'INTOUCHABLE (intact ou sacré)? Un contact doux, strict et plein de conséquences avec ce qui se soustrait nécessairement au contact. Le contact est plus décisif et plus fragile que la prière. Il se remplit ni de certitude, ni même de la certitude de la foi. Il se meut vers L'OUVERT, vers L'INFINI du seuil, qui est le lien large d’une ligne frontière, qui condamne l’accès à l’“ au-delà ”, afin d’ouvrir le sujet du contact à son ici-bas, qui est, dans la pensée de Deleuze, le plan d’immanence d’une vie.

Le SEUIL est le lieu d’un mouvement vide, profond, mais déterminé, que l’on peut appeler comme Simon Critchley l’expérience d’un dépassement athée ou d’un au-delà athée (« an experience of atheist transcendence“). C’est peut-être l’expérience sombre même d’une nuit qui n’est plus interrompue par la lumière du jour, « of the pure energy of the night that is beyond law“. Critchley relie cette expérience avec le DESASTRE de Blanchot (« the night without stars“) et à ce qu’il appelle son messianisme quasi-athée, selon sa lecture du « spectre de Marx » de Derrida , c’est-à-dire avec L'EVENEMENT ABSOLU du il y a et de son vide absolu (dans l’œuvre de Blanchot et de Lévinas).140 C’est l’expérience de ce qui se transmet uniquement par le logos comme sa “ vérité ” et laisse lire son “ origine ” : “ Lumière nocturne donc, de plus en plus sombre. [...] un cryptogramme des racines même [...] un langage secret dans la profondeur de la réalité. ”141

On peut recevoir ce langage écrit sans information aussi comme PRESENCE DE L'IMPOSSIBLE, comme TRANSCENDANCE VIDE, à laquelle Lacan réserve le concept de REEL. Le thème de seuil ouvre la possibilité d’un rapprochement du MANQUE CONSTITUTIF (Lacan) avec le RETRAIT DE L'ETRE ONTOLOGIQUE (Heidegger), avec l’abîme ou le CHAOS (Deleuze), avec L'ALTERITE IRREDUCTIBLE de l’autre (Lévinas), de la DIFFERANCE DECONSTRUCTIVE (Derrida). Cela rend possible la pensée d’une interférence du logos (immanente, pré-originelle) avec la dimension de l’abîme, qui lui est inhérente. Cette INTERFERENCE forme une zone d’indifférenciation ou d’indécidabilité. Elle “ est ” le domaine d’être de la raison (problématique). Le CONTACT avec cette dimension est inévitable, il a toujours déjà lieu. C’est pourquoi le contact (authentique) du seuil est REPETITION. Chacuns dans leur propre horizon et jeu de langage, Hegel, Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger, ainsi que leurs interprètes les plus forts, Bataille, Klossowski, Blanchot, Deleuze, Lacan et Derrida articulent l’acte ontologique, éthique, politique comme REPETITION PRIMORDIALE ou réappropriation authentique. La multitude des voix, qui modifient la GUERRE DES PHILOSOPHES, serait seulement une quantité négligeable ? Le SCANDALE DE LA PHILOSOPHIE devrait reposer dans l’unanimité étrange au sujet de cette question – au sujet de “ l’origine ” de l’origine?