artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

LA DEMOCRATIE EN TANT QU'EXCES 2

Lecture at CCS, Paris
Exhibition: Thomas Hirschhorn SWISS-SWISS DEMOCRACY
Foto: Swiss-Swiss Democracy Journal N°31
Le SUJET DE LA DEMOCRATIE doit se lier avec L'IMPOSSIBLE, avec l’impossibilité de la subjectivité et de la démocratie. Il pactise avec l’autorité de son dépassement. Il s’ouvre à l’excès de la perte de soi.

C’est le courage concret, rare de ce sujet : affirmer son mouvement vers sa fin, vers sa mort, vers sa catastrophe, en tant qu’audace d’une nouvelle détermination radicale. Le sujet de cette affirmation s’affirme jusqu’à sa fin. Il s’affirme au-delà de cette fin, au-delà de sa mort, c’est-à-dire au-delà de sa CATASTROPHE IDENTITAIRE.

La katastrophé, le tournant hyperbolique, pourrait constituer la SINGULARITE de ce sujet. Le sujet serait déjà toujours un sujet de ce courage catastrophique, s’appuyer contre soi, le drame de la perte de soi jamais exclue, le mécontentement de l’élévation, de la production, de la défense et de l’affirmation de son soi hyperbolique. L’hyperbolé coopère avec la catastrophe. Elle excite le sujet à l’auto-élévation exagérée, au collapse de son identité établie et reconnue. Être sujet veut dire s’abandonner au risque de cette auto-excitation, de ne jamais exclure au moins la violence de l’auto-excitation hyperbolique. De s’élever contre soi comme sujet de son courage catastrophique.
Comme on le sait, cette AFFIRMATION DU SOI CATASTROPHIQUE indistinct de l’événement d’un aveu solitaire, aussi fondamental que sans fondement (d’un “ aveu d’amour ”, sans doute), envers l’avenir, envers ceux qui viennent, envers les autres, envers la chance sans non des personnes sans nom, envers le bonheur. Le sujet de l’amour catastrophique affirme ce qu’il dépasse, ce qui semble être, plus ou moins, ce qu’il est. Il aime l’autre dans son altérité incommensurable.

Il n’y a AMOUR que comme amour d’autrui. C’est pourquoi cela exige du sujet cette sorte d’avancée hyperbolique, téméraire. Le sujet catastrophique de l’amour est sujet d’un dépassement empressé de soi. Il est progressus en tant que tel.

Le sujet de la démocratie (dans la mesure où nous le distinguons d’un sujet démocratisé) est sujet hyperbolique de L'AMOUR DE LA VERITE. Il aime, il affirme et défend une vérité, qui fait tournoyer son identité objective (sociopolitique, culturelle, etc. []). C’est cela qui le distingue du sujet politique de l’opinion : il se refuse au confort et à la sécurité de la doxa dans l’affirmation aimante de la vérité. Car la vérité, qui se porte garante de ce sujet, est tout sauf certaine. La certitude n’existe qu’au côté de la DOXA, de la SAINE RAISON HUMAINE et de ses images du monde et de soi toujours conservatrices.

Ce qui distingue la vérité de la certitude, c’est qu’elle est folle. L’espace de la vérité, de la DIAPHORA, de l’indifférenciabilité, du chaos, est l’espace d’une folie irréductible, primordiale à laquelle le sujet est originellement abandonné. Être sujet signifie se mettre en relation explicite à cette vérité, qui “ est ” à la fois non-vérité, lethe (secret, oubli) aussi bien aletheia (manisfeste, vérité). C’est cet “ aussi bien ”, cette simultanéité et cette égalité (de naissance) ou cette origine identique de la vérité et de la non-vérité ”, qui tient, dès le début, le sujet en haleine.

Le sujet de cette SIMULTANEITE MONSTRUEUSE est de ce fait un sujet de l’inquiétude. Il vit son être comme scène de l’association conflictuelle du non-associable, de la compossibilité de la mort et de la vie, du début et de la fin, de l’origine et de l’horizon. Les affirmations de la vérité et les amours de la vérité adviennent quand le sujet prend sur lui le fardeau de cette compossibilité, sans se rendre passif par rapport à cet héritage ontologique. C’est le drame de cet héritage qu’esquivent les sujets de l’opinion en privilégiant la certitude sur la vérité. Car insérer cette préférence ontologique dans la certitude signifie laisser pénétrer le phantasme d’une harmonie à la place de tout conflit originel. La certitude coopérera toujours avec une sorte d’obscurantisme de l’apaisement de soi. Elle est en coalition avec la tendance la plus angoissée, sentimentale ou simplement mystificatrice du sujet de l’opinion, pour tout faire afin de substituer à l’expérience troublante de l’indécidabilité (c’est-à-dire de la vérité, qui est à la fois non-vérité) par toute sorte d’idylle construite, une métaphysique de l’apaisement de soi.

Le SUJET DEMOCRATISE est sujet de la réduction de soi et d’autrui de son être à un motif établi ego-socio-politico-philosophique. Il se plie au cadre des normes et des dispositifs anthropo-culturels hérités. Qu’il soit la vision d’un être humain en tant que citoyen, en tant que partie d’un corps national-étatique, en tant que sujet de droit, en tant que personne, en tant qu’ego autonome et doué de volonté, responsable grâce à son libre-arbitre. Que ce soit sa détermination comme membre d’une société définie de manière plus ou moins cohérente par des lois et des règles. Le sujet démocratisé est le reflet passif de sa situation historico-culturelle, politico-économique.

À la différence de cela, le SUJET DE LA DEMOCRATIE est une sorte d’excédent actif par rapport au monde réel des faits. Le sujet de la démocratie transcende la sphère objective. C’est le sujet irréductible d’une liberté non-objective et, de ce fait, absolue, qui lui garantit une différence insurmontable de sujet démocratisé. La différence de ces deux sujets n’empêche pas qu’elle se lie en un seul sujet: en tant que partie objective et absolue de son identité et, par conséquent, indécidable. Ainsi être objectivement aliéné (donc sujet démocratique) ne signifie pas de participer dans le même temps à l’impossibilité de la liberté absolue du sujet de la démocratie. L’aliénation exclut la liberté. Elle ne la contredit pas comme son contraire. Il n’y a liberté que dans l’aliénation réelle.

Cela veut aussi dire : il ne peut y avoir liberté absolue, émancipation de son être absolu, seulement qu’en rapport à la démocratisation objective, seulement pour un sujet démocratisé.

De ce fait, le dictum ravageur d’Adorno “ il n’y a pas de vie véritable dans la fausseté” devrait être inversé: il y a une véritable vie (absolue) dans la fausseté (objectivité), liberté mais seulement dans l’aliénation réelle ! Sinon où?

Comme chacun le sait, la DECONSTRUCTION est toujours apparue comme déconstruction de soi, comme déconstruction de l’ipséité du soi et de soi grâce à ce soi-même. La déconstruction est, dès le début, le nom d’une complication de soi, qui décrit le mouvement de son propre développement et de son propre éloignement. C’est pourquoi la déconstruction d’un soi par soi est le moment d’une certaine folie, d’une aporie terrible et inquiétante. C’est le moment fantomatique d’une résurrection suicidaire, moment d’une auto-survie de soi, qui s’expérimente comme témoin et objet de sa “ dés-ipséitation ”, comme témoin de sa DES-SUBJECTIVATION.

La déconstruction de soi du sujet n’est peut-être rien d’autre que la subjectivité même de ce sujet. Elle défère le sujet du peut-être (si l’on peut dire) en tant que tel. À un peut-être transcendantal ou quasi-transcendantal duquel Derrida dit, dans Politiques de l'amitié, qu’il appartient à un “ vocabulaire ”, “ qui doit rester étranger par essence à la philosophie. À La philosophie, c’est-à-dire à la certitude, à la vérité, à la vraisemblance même. ”

Le peut-être permet à la philosophie de sortir du domaine des concepts hérités de certitude et de vérité. Il concède à la philosophie une sorte de vertige. Cela paraît en attendre l’impossible c’est-à-dire qu’elle doit traverser et dépasser son soi, son même afin de persister dans l’acte de cette traversée et de ce dépassement en tant que “ sujet ” d’expérience d’une certaine dissolution de soi. L’expérience du peut-être serait l’expérience du manque de certitude de soi, l’expérience de la persistance de ce qui se dissout et disparaît. Dans le peut-être s’annonce un SUJET NON-SUBSTANTIEL, non-cartésien, non-cogital de l’auto-dépassement, qui n’est pas conciliable avec la représentation moderne de la conscience.

Le peut-être est ce qui déstabilise et inquiète la philosophie, ce qui lui permet d’être en désaccord avec elle-même. Cela porte la philosophie à ébullition. Il marque l’événement d’une gêne permanente qui ne cesse d’infecter la philosophie, son savoir, ses concepts et son histoire. Il inscrit la représentation de la philosophie, qui succède à un platon-aristotélisme plus ou moins conséquent de l’un, du vrai et du bon, pour reconnaître cette succession comme son histoire, il inscrit donc la philosophie en tant que telle, une incongruité radicale.

Il semble que le peut-être indique la loi tabouisée au cœur de la légitimité officielle du logos en général. Une “ loi ” avant la loi. Loi, qui au nom de la “ loi ” per definitionem est condamnée à renoncer. Car, en effet, elle est elle-même le nom de ce qui précède à la logique de la désignation, à la logique de la dénomination et au nom lui-même, à l’ipséité du nom et de tout le nommable en tant qu’ouverture.

Il en va toujours du nom. Comment s’appelle ou comment nomme-t-on l’innommable? Que lui donne-t-on comme nom ? Aussi longtemps que la philosophie se réduit à la limitation, à la satisfaction terminologique et à l’investissement calculateur, elle sera poursuivie par l’innommable, qui se refuse à tous liens. Ce qui est sans nom inquiète. L’innommable est un autre titre du danger. Aucune philosophie, qui se veut responsable, ne se refuse au nom, à la question du nom, qui questionne aussi sur ce que l’on ne peut pas mettre en question. La question de l’origine du nom est également la question de l’origine de la philosophie. Il n’y a pas de pensée que ces questions n’inquiètent pas.

L’innommable constitue l’absence de langage de la philosophie dont la responsabilité culmine dans l’engagement au nom, à l’aveu ou à la désignation face au silence d’un peut-être absolu:

“ C’est ce peut-être, qui ne peut plus être qualifié de sceptique ou en état de doute, le peut-être de ce qui reste (in extremis) à penser, à faire, à vivre. Ce “ peut-être ” n’advient pas seulement “ avant ” la question (de l’examen, de la recherche, du savoir, de la théorie, de la philosophie); il serait “ avant ” tout engagement originel, en vertu duquel les questions ont déjà été assenties par autrui et contraignent. ” (J. Derrida)

La philosophie, sa logique, sa vérité, semble être déférée dès le début de cette dimension du peut-être, de la logique de l’altérité, qui précède le concept de l’autre, de l’identité à soi de l’autre. La primordialité du peut-être – pour autant qu’elle reste encastrer dans l’histoire du savoir en général, dans l’historicité des affirmations du vrai et de la vérité, dans la présence de ses manifestations phénoménales – semble en tant que telle se dérober au temps. Le peut-être correspondrait à plus encore qu’au début du temps (et au souvenir et multiplication de ce début en tant qu’histoire), à cette perturbation dépassant l’espace-temps et tout temps : d’un “ temps ”, qui n’arrête pas de résister à son effacement dans le comprendre, la spatialisation et la temporalisation. Le peut-être ne cerne pas de ce fait encore un au-delà (du temps et de l’espace). C’est beaucoup plus la règle d’une altérité incernable, qui s’enferme dans la logique de l’autre, sa fixation identitaire dans la contradiction. Il fait référence à un au-delà sans être au-delà, à une hétérogénéité prescrit par l’ici-et-maintenant.

Le peut-être est dû à la logique de la simultanéité différentielle ou différentiale, d’une logique aporétique d’un en-un ou simultanément, de la simultanéité ou compossibilité de ce qui est à part, non simultané, décalé les uns par rapport aux autres ou qui paraît rendre l’autre impossible.
L’expérience du peut-être, qui représente l’expérience de base et de fond de la déconstruction, peut aussi être expérimentée en tant qu’expérience d’une expérience ratée, en tant qu’expérience de l’expérience aporétique et de l’aporie même. Elle pousse le sujet de cette expérience vers le territoire de l’expérience-limite, vers sa limite. Vers la limite de cette expérience et dans la zone de la suppression des limites en tant qu’expérience. Le sujet du peut-être commence à supprimer les limites du statut de sujet. Il rend infini sa finitude, afin de se constituer comme sujet d’une FINITUDE RADICALE.

Dans tous les cas, l’expérience du peut-être est ce qui ouvre le sujet à ses limites, à un AUTRE SUJET que celui de la simple connaissance de soi. Il demande au sujet d’affirmer l’aporie, une indécidabilité irréductible, qui se refuse per definitionem au contrôle calculateur et anticipateur, comme étant sa subjectivité. Au lieu de limiter le sujet de l’extérieur, le peut-être prend la place de ce que les ontologies de la substance appellent la substance ou l’être du sujet. Le peut-être habite le milieu intérieur du sujet sans remplir la fonction d’un signifiant transcendantal. Il noie le sujet de l’intérieur et l’empêche de cette façon de participer à toute forme de certitude de soi apodictique.

Toutefois, ce peut-être déconstructif est le point de départ d’une autre conscience de soi, d’une autre liberté et d’une autre responsabilité, d’une autre démocratie, donc d’une expérience de soi, qui traverse le feu de l’indécidabilité, c’est-à-dire de l’inconscient, de l’aliénation, de la non-démocratie : “ pas de déconstruction sans démocratie, pas de démocratie sans déconstruction. ” (J. Derrida)

Le sujet du peut-être est sujet de la découverte. Il se découvre lui-même en faisant l’expérience des limites de soi, de l’ipséité, de la souveraineté et de la liberté, c’est-à-dire de la découverte. Il se décide pour lui-même dans l’espace d’indécidabilité factuelle. Singulier là où la décision est impossible, elle devient nécessaire, la décision prend du sens : “ je crois encore que cette indécidabilité, laquelle contient aussi bien la démocratie que la liberté elle-même, représente la seule possibilité radicale de décision [...] Elle ouvre donc déjà, pour qui ce soit, une expérience complètement équivoque et troublante de la liberté, menace et menaçante, quand elle reste dans son “ peut-être ” , et liée avec sa responsabilité’ qui dépasse toute mesure et à laquelle personne ne peut échapper. ” (J. Derrida).
L’indécidabilité est ce qui expose le sujet d’une responsabilité démesurée. Par rapport à l’indécidabilité, la question de la démocratie acquiert une force explosive propre qui la lie nécessairement à la question de la liberté, de la responsabilité et de la décision.