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MARCUS STEINWEG
 

LA DEMOCRATIE: UNE COMMUNAUTE FRATERNELLE

Swiss-Swiss Journal
CCS Paris
Exhibition: Thomas Hirschhorn, Swiss-Swiss Democracy
2005 / 05
A. FRATERNISATION

Le sujet étant le frère, on appelle démocratie la communauté de ces sujets : “ La démocratie, si l’on interprète tant soit peu le sens de ce mot, a rarement eu une idée d’elle-même qui n’ait inclus au moins l’éventualité de ce qui ressemble toujours à une possibilité de fraternisation. ”

Le sujet de la démocratie est le SUJET DE LA FRATERNISATION. Il constitue une confrérie avec d’autres sujets. Il forme la communauté fraternelle de la SUBJECTIVITE DEMOCRATIQUE. Pour ce qui est de sa propre articulation dans l’histoire, il est clair que le sujet n’est pas neutre. Le statut privilégié de l’homme par rapport à la femme, du frère par rapport à la sœur, de l’adulte par rapport à l’enfant, de l’homme par rapport aux animaux etc., est visible en tant que règle de son auto-interprétation herméneutique. Du moins en ce qui concerne la culture du logos en Europe, une culture qui favorise le masculin, qui définit le concept de raison, d’esprit, de conscience de soi et de l’écriture sur le plan d’une axiomatisation rarement voulue de l’affirmation virile.

La communauté des frères est la communauté de la subjectivité masculine dans la mesure où “ la femme ”, le sujet en tant que femme et le sujet de la féminité, est exclue dès le départ du domaine du logos. Le champ d’action de la femme est, dans le dispositif classique du non-logos du foyer familial (oikos), la zone morale de la famille, le tombeau de la raison. Tandis que dans le monde du logos, c’est-à-dire en dehors de cette zone, le sujet (masculin) sort vainqueur de l’aventure du réel, l’existence de la femme se limite à la réalité irréelle d’une permanence au foyer.

Démocratie signifie : souveraineté/pouvoir du peuple/de la foule. Mais comme on le sait, ce PEUPLE, celui qui règne et jouit du pouvoir, se compose d’une foule exclusive de sujets dont l’autorité domine le pouvoir de décision d’une majorité. Seul le peuple qui parle indirectement peut prétendre à l’auto-souveraineté. Il doit, jusqu’à un certain point, se renier lui-même pour être sujet de démocratie, pour être démocratique. Le principe de la démocratie est le principe de ce reniement public de soi-même par le biais duquel le sujet isolé s’imagine participer de manière effective, tout en sachant que ses décisions dépendent des décisions du petit nombre de ceux qui (la démocratie est synonyme d’oligarchie, elle n’a jamais été autre chose, dit Heiner Müller) régissent les conditions de la décision et leur pouvoir d’action. La communauté fraternelle est la communauté d’auto-abgnégation de sujets dont le démocratisme se fonde sur le principe de l’exclusion de même que sur l’auto-exclusion.


B. LES EXCLUS

La communauté des exclus est une communauté du RESSENTIMENT. C’est la communauté des désavantagés (Nietzsche) : la communauté des victimes ou de ceux qui se considèrent comme des victimes. Etre victime crée des liens. La souffrance causée par les “ oppresseurs ”, les “ puissants ” ou les “ riches ” unit fortement. La communauté des exclus s’articule dans la plainte. Les exclus se lamentent et se plaignent. Ils insistent sur leur droit. “ Cela m’est dû ”, disent les exclus, “ je le mérite ”. On les a privés de quelque chose, on leur refuse l’accès aux sphères du bonheur. Les exclus se réclament d’un “ droit ” assez vague, qu’ils sont les seuls à considérer comme évident, et qui justifie leur révolte et leur rage. D’un “ destin ” partagé. C’est la communauté fatale des privés de droit. Les exclus ne veulent rien de nouveau. Ils veulent ce qu’on leur a pris, ce qui leur est dû, ne serait-ce qu’une propriété virtuelle.

L’identité des exclus se constitue par rapport à cette propriété transcendantale. L’exclu tourne autour d’une place vide. Il la montre du doigt comme on montre l’empreinte de ce qui a été. La trace est une blessure. Il en prend soin et la caresse comme s’il s’agissait de sa propriété personnelle. Comme de stigmates qui justifient ses lamentations : “ N’ai-je pas raison de me plaindre ? ”, “ Ne m’a-t-on pas pris ce qu’on n’aurait pas dû me prendre ? ”

C’est la raison pour laquelle les exclus sont aussi méfiants. Parce qu’ils ont été volés. Ils craignent constamment qu’on leur refuse encore plus. Ils vivent dans un sentiment de menace permanente d’une injustice presque cosmique. “ Le monde est injuste ”, “ ce sont toujours les mêmes qui profitent ”, “ mais moi je suis perdant ” ; ils tentent de s’encourager mutuellement à l’aide de déclarations qui témoignent de préjudices profonds, d’un sacrifice quasi ontologique. Les exclus se consolent les uns les autres en se faisant concurrence dans le préjudice subi. L’impuissance collective, le sentiment d’avoir été volés ensemble, soude la communauté des exclus, est pour elle une source de cohérence. A tel point que tous ceux qui cherchent à se rallier à cette communauté doivent s’attendre à subir un examen particulièrement sévère. Etre un exclu, on le sait, est un privilège. La communauté du ressentiment n’est pas ouverte à n’importe qui. Etre pauvre, opprimé, exclu est une sorte de distinction qui permet de faire la différence entre les victimes et les coupables. L’exclusivité des victimes est implacable. Aucune autre communauté ne semble s’employer à sauvegarder son intégrité avec autant de zèle.