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MARCUS STEINWEG
 

LA JEUNE FILLE ET LA PHILOSOPHIE 2

Le corps d’une jeune fille est le corps de la résistance, de la résurrection, du soulèvement en général, (dans une certaine mesure contre le général), de l’auto-élévation, c’est-à-dire d’un certain militantisme. Le militantisme de la jeune fille est résistance affirmative. Elle n’est pas réactive, elle est une activité positive, constructive et innovante, intervention innocente dans l’existant “ lié à un monde ”, qui “ ne connaît pas de dehors ”. La jeune fille trouve la satisfaction dans la présence simple et étrange d’un second être, le corps presque oscillant, qui lui a refusé le système symbolique. Elle se fait l’effet de légèreté et de superflue. Elle ne représente rien d’autre que cette sérénité superflue, qui est une épine dans l’œil dans l’ordre [] des choses. Sa frugalité peut accepter ses coups triomphaux. A l’instant du dépassement fondamental du calcul économique, elle prend place entre l’activité et la passivité, l’autonomie et l’hétéronomie. Elle jouit de cette absence de sens et fait l’expérience de ce deuxième corps accéléré, dénué de sens, en commençant à en jouer et à s’y entraîner comme d’un instrument. Elle se ralentit afin de s’écouter respirer. Vit-elle encore, vit-elle tout simplement ? Puis elle accélère sa respiration, afin de ressentir l’excès d’apesanteur. Son corps lui paraît vide et immodéré. C’est le corps de la résistance, de l’attaque et du tournant. Un corps nouveau, tropique et catastrophique, “ en mesure de créer une nouvelle vie ” et une “ nouvelle politique ”. Une série de possibilités insoupçonnées semblent se cacher derrière chaque mouvement de ses membres, la chance d’un nouveau rapport à l’horrible, au futur, au réel ou au chaos, à l’insaisissabilité du néant.

On peut comparer ce néant et l’expérience que l’on en fait avec l’expérience de la mort, d’une expérience impossible (de l’impossible) au sens strict. La mort n’a pas de réalité pour le sujet de la mort. Elle est plus réelle que la réalité : le réel de la réalité même. Avec son apparition, la réalité du sujet relativement au néant tombe en ruine. La mort, pour autant qu’elle soit réelle, interrompt la réalité en tant que telle. Elle est la pointe visible d’un système de réalité, tout en se soustrayant per definitionem à ce système. On peut penser à la scène dans laquelle J. (de L’arrêt de mort de Blanchot) confronte l’infirmière, qui la soigne, à cette insaisissabilité:
“ “ Avez-vous déjà vu la mort ? ” – “J’ai vu des gens morts, mademoiselle. ” – “ Non, la mort! ” L’infirmière fit un geste de négation. “ Eh bien, vous la verrez bientôt. ” ”

La confrontation avec la mort, l’affront de la mort a ici la figure de l’annonciation. La mort sera l’objet d’un message, même si ce n’est pas obligatoirement un message gai. La maladie et les expériences, qui lui sont attachées font de J. une sorte d’ange. Ce qu’elle dit devient prophétie de l’horrible, à laquelle elle ne se soustrait que difficilement. J., dont la jeunesse et la beauté sont incomparables, encercle l’abîme de ce réel, sans du moins pour un certain temps en être touchée ou ruinée. Une insaisissabilité fabuleuse se montre belle et digne au moment de la grande douleur: “ et] toute la violence confuse et exubérante, qui aurait dû la rendre laide, n’aurait été capable de rien contre l’expression très belle et jeune, qui illuminait son visage. ”

Comme si était à disposition un corps supplémentaire, qui résiste au choc du réel. L’instant de sa vulnérabilité est à la fois moment d’une beauté et d’une dignité particulière, de liberté et de souveraineté. On n’aurait pas compris cela si l’on substituait cette résistance à la passivité comme si la jeune fille se pliait à quelque loi inconnue et nuisible. Son affolement, la révolte vis-à-vis de l’absurdité d’un quotidien ritualisé et l’intranquillité permanente se lient en une souveraineté inhabituelle de l’affirmation [] réconciliant la gracilité de son être avec la force du refus élémentaire :
“ Il n’y a rien de plus significatif qu’une telle souveraineté, qui est refus, et en tant que ce refus, qui [...] est aussi assentiment gaspilleur, le don [...], accouche de ce qui est sans modération et sans justification, l’injustifiable, à partir duquel la légalité peut être fondée. ”

J. paraît disposer d’une sorte de savoir qui se soustrait à l’ordre du savoir. Elle oscille entre l’abîme de ce qui s’est une fois produit et la vulgarité du visible dont elle se méfie en permanence. On doit se souvenir des carences de son médecin et de son infirmière, ainsi que de celles de l’ensemble de ses connaissances afin de deviner l’ampleur de son abandon. On parvient à l’impression d’une peur intacte destructrice. La jeune fille réalise un double mouvement de fuite : elle fuit le système des évidences sociales et des dictats, le système des parents, de l’enfance et de la culpabilité sans s’emmurer dans la solitude de ce mouvement de fuite. Elle désire un autre, une sorte de témoin ou de concubin, qui résiste avec elle à son engloutissement de l’insertion dans la “ machine sociale ”.

Rien ne peut interrompre la solitude que cet acte rare et presque inhumain du témoignage dont ne sont capables que peu de gens. La jeune fille, qui guide en soi une passion exagérée et sa particularité aussi impressionnante qu’effrayante, exige de briser sa singularité afin qu’elle existe en tant que telle. Elle répète l’irrépétable de son unicité dans l’autre en désirant un minimum de normalité (la normalité commence et finit au moment où il y a au moins deux personnes, l’autre en tant que limite et interruption, de la limite de la singularité), afin de se voir pour un timide moment de dévouement dans l’intimité de l’acte charnel, partager, répéter et attester [] son destin. Elle veut se prolonger dans le regard et la langue et la sympathie d’autrui. Elle détruit son unicité, disparaît à ce moment de dédoublement en l’autre afin d’être plus près de soi-même. Elle exige quelque chose après une pause, après un ralentissement minimal du rythme hyperbolique, qui la torture. Afin de pouvoir respirer ou inspirer, afin de retenir sa respiration et de fixer le sens de sa précipitation, tandis qu’elle résiste à cette “ machine énorme et oppressante ”, qui décline la société en tant que communauté du capital, du nous transcendantal, du rituel symbolique et des prescriptions d’actions morales.

Afin de ne pas devoir se noyer dans le flot de sa singularité, elle désire un certain soulagement de cette grave intranquillité dont elle fait l’expérience sur elle-même. En même temps, elle se refuse à prendre une position au-delà de la nervosité élémentaire, qui est la passion de la perturbation du système (de la machine et de sa “ marche [] vorace ”) et des options qu’elle donne. Car ainsi “ une décision est une décision, elle doit interrompre le programme ou rompre avec lui, elle doit rompre avec le développement simple ou déploiement d’une possibilité. C’est pourquoi une décision est l’impossible. ”

L’envie de la jeune fille frôle l’impossible sans se l’approprier, sans neutraliser l’impossible. L’impossible est le nom de ce qui ne se laisse ni approprier, ni intérioriser ou représenter, [] sans une perte essentielle. L’affirmation lacanienne, “ que l’art en tant que tel s’organise toujours autour de la place vide centrale de la chose impossible-réel ”, implique le contrat idéologique-critique de s’aventurer le plus loin dans l’impossible, de regarder dans les yeux le réel le temps d’une tension non mesurable[]. Le moment de cette rencontre est nécessairement bouleversant et révolutionnaire :

“ Une société, qui a atteint le niveau de surchauffe, ne s’écroule pas obligatoirement sur lui-même, mais se montre incapable de produire du sens, car son énergie entière sera absorbé par la description informative de ses variations du hasard. Cependant, tout individu est capable de causer en lui une sorte de révolution froide en laissant passer un moment le flot de publicité. C’est très facile à effectuer. Ce n’a même jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de prendre une position esthétique par rapport au monde: il suffit de faire un pas sur le côté. ”

La jeune fille intervient en faisant un pas sur le côté. Elle va sur le côté, elle ne sort pas du chemin. Elle laisse la machine, la machine société, conscience et faute immobile pour un moment, elle se refuse à elle. Pas pour s’immobiliser soi-même et être pour soi, se retirer, dépasser le cercle du capital symbolique simplement et irréversiblement vers la solitude absolue, mais pour retourner avec une vitesse augmentée, un tempo, qui isole obligatoirement, au lieu de ce dépassement et de son reniement. La jeune fille intervient, en accélérant contre le tact de la machine – sa voix, sa respiration, sa détermination –, en croisant, traversant et bouleversant son battement de cœur. Afin de perturber le rythme économique de la machine, la jeune fille doit devenir une machine elle-même pour un moment. Elle devient machine de guerre, comme disent Deleuze et Guattari. Elle devient véhicule de soi. Un soi fonçant, qui attend l’accélération de soi à venir, sans se connaître soi-même, sans être familier avec soi.

Le corps de cette vitesse et de son exagération est le corps légèrement volant. C’est le corps de la sérénité. Ce n’est pas le corps “ plombé ” et lourd, superflu au sens économique du sujet mécanique. Ce second corps sera effectivement ressenti comme une gène et une perturbation. L’autre corps de la jeune fille signifie également une interruption et un surplus. Mais l’interruption n’est pas seulement négative. La jeune fille travaille contre la machine pour continuer à danser après les résultats apportés dans l’ombre de son déni. Nous nous la représentons comme une danseuse, dont dit Badiou avec Mallarmé, qu’elle est la métaphore du mouvement philosophique, c’est-à-dire que “ pour la dimension évènementielle de la pensée ”, elle représente une accélération intensive en forme “ d’intensité réservée ” : elle risque “ l’oubli miraculeux de tout son savoir de danseuse ”. La jeune fille, dont les mouvements face à l’histoire, dans laquelle elle articule le mouvement “ viril ”, phallocratique, paternaliste ou fraternaliste, se méprend, ignore, opprime et combat, s’ouvre à la nuit, en commençant à nier le simple déni, sacrifier la victime même, afin d’esquisser pour un instant cette deuxième victime, une image affirmative de sa propre souveraineté et de sa liberté.

L’intervention de la jeune fille est une sorte de dérive constitutive. Elle pratique la déstabilisation des rapports normatifs, sociaux, politiques, etc., sans s’y soustraire. Elle complique la situation en posant un excès de questions, découvre une nuée de réponses à des questions impossibles, produit de nouveaux niveaux et horizons de perplexité. La situation se duplique, s’embrouille et collapse. On devrait relier la “ poésie du mouvement arrêté ”, la poésie du refus et de la résistance simple presque indifférente, que Michel Houellebecq associe avec celle de mai 68, avec la poésie de l’accélération de l’autre corps de jeune fille :
“ Pour quelques jours, une machine énorme et oppressante cessa de manière magique de tourner. Elle atteignit l’hésitation, l’incertitude, un état de balancement se fit, il se propagea dans le pays un certain calme. La machine sociale se remit naturellement à tourner – encore plus vite, encore plus sans pitié (Mai 68 n’a servi qu’à briser les quelques règles morales qui se tenaient encore sur son chemin vorace). Néanmoins, il eut un moment d’arrêt, d’hésitation, un moment d’incertitude métaphysique. ”

L’hésitation de la machine ne représente pas une contradiction à l’accélération de soi de la jeune fille. C’est le résultat d’un nouveau tempo irrégulier que l’on doit distinguer de la vitesse d’exploitation du corps social. On peut définir avec Virilio l’activité du corps sociopolitique comme frein censurant de mouvements singuliers, comme transcription policière des temps excessifs dans l’inertie du système gravitationnel. Le système se meut, il tourne et se retourne. Mais la grande partie de ce mouvement est stabilisant, cela cesse à son endroit :

“ La pesanteur, Gravitas, est l’essence de l’état”, comme de tout autre système. Cela ne signifie pas que l’état ne connaisse pas la vitesse, mais qu’il est obligé de faire que le plus rapide des mouvements ne soit encore plus qu’un état absolu d’un corps qui se meut, doté d’un espace lisse, mais il devient une particularité relative d’un “ corps en mouvement ” qui parcourt l’espace d’un point à l’autre. Dans ce sens, l’état est constamment occupé à déclencher le mouvement, à recomposer et à transformer ou à régler la vitesse ”

Il correspond à l’éthique de l’art et de la philosophie de se surmener, de risquer la fatigue d’une responsabilité accélérée, de compromettre la violence de l’état, de la morale, de la foi et de la saine raison humaine. En donnant de la vitesse à l’inconnu, la jeune fille-sujet risque tout. Elle ose adhérer au désamorçage de son corps, la monstruosité de l’affirmation singulière, que représente nécessairement ce corps, elle ose limiter ou mortifier : la jeune fille vit, même morte ou ressuscitée (comme J.), elle existe pour la différence en tant que telle dans l’espace de la passion morte. Son corps est un événement-différence doué d’une force spéciale qui transperce. On ne comprend pas qu’il est pour soi un corps fuyant, un projectile et une improbabilité acéphale. La distinction de Virilio entre le êtres-machines de l’antiquité, les êtres-relais du 18ème siècle et les êtres-projectiles du 19ème siècle – la jeune fille devient une bombe ou un explosif–, on peut la comprendre comme historisation de la catégorie-sujet ontologique. Une certaine croissance en militantisme et en agression est habituellement liée avec le cogito moderne et son “ renversement copernicien ”. La plupart du temps, comme chez Virilio, l’analyse et de diagnostique de “ l’attaquant ” se recoupe avec son rejet critique – dans ce rejet, se recoupent les différentes approches de la pensée métaphysique : Heidegger, Lévinas, Gadamer, etc.

Badiou et Zizek ont montré de la manière la plus claire peut-être que la responsabilité au lieu d’exclure le trait agressif du sujet moderne, l’inclut nécessairement. La responsabilité implique la violence d’une certaine autoautorisation.

La jeune fille, au lieu d’avoir “ sa propre tête ” ou de n’en avoir simplement aucune, affirme la décapitation même []. Cette décapitation est son capital ! Nous devons savoir qu’il appartient à la responsabilité une décapitation transcendantale (souveraine) et une autoaccélération comme condition de possibilité. S’il n’y a art et philosophie que comme souvenir d’un amnésique, alors le sujet éthique (celui de l’artiste ou philosophe comme agent de l’acte éthique-artistique) doit être au moment de la décision amorale et sans culpabilité comme la jeune fille antigonéenne. Car il n’y a éthique et responsabilité qu’au-delà de la mauvaise conscience et de la morale :

“ Aussi loin que la mauvaise conscience entraîne le sujet dans le narcissisme, elle travaille contre la responsabilité car le narcissisme exclut justement tout rapport primaire à l’altérité, qui nous rende vivant. ”

Même quand le jugement politique se construit dans le rejet de la mauvaise conscience. Il “ construit ” dans une sorte d’absence de conscience consciente du sujet politique. Au lieu de l’obéissance et du devoir prennent place la dangereuse poésie, souvent abusée de l’accélération, l’innocence du devenir, du non-souvenir absolu comme aventure de la liberté, qui est à la fois l’audace d’une nouvelle responsabilité et de passion éthique.

Deleuze et Guattari disent de la guerre, qu’elle est l’échec du devenir, de la mutation ou de la “ machine de guerre ”. Les conjurations fascistes du futur et du libéralisme économique ne sont-elles pas des mutants horribles de toute poésie de la mutation, du devenir, de l’accélération et de son libre-arbitre, qui associe le discours deleuzien avec la figure du nomade ?