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MARCUS STEINWEG
 

LA NUDITE D’ANTIGONE (2000)

Revue FAILLES, N° 2, Paris 2006

German version from 2000
Doit-on mentir pour comprendre Antigone? Est-il évitable de pénétrer dans l’espace de la sécurité détruite, pour là, à la frontière de cet espace et dans l’audace du dépassement de cette frontière, buter sur Antigone dont on sait qu’elle a fait d’un mensonge sa vérité, auquel elle ne résiste plus à aucun moment? S’il existe un mensonge antigonéen que ne calme ni l’amour pour Polynice, ni l’accomplissement de la loi divine, ni non plus l’envie de la simple rivalité avec Créon, il peut devenir nécessaire d’appeler ce mensonge amour du mensonge en général.

Une jeune fille folle et joueuse doit peut-être produire une image forte du mensonge, la colère et la conviction de cette folie doivent peut-être, depuis le début, être impliquées dans l’allégorie de l’amour démesuré. Aimer ne signifie peut-être pas plus que le fait de mentir, aimer le mensonge d’amour. Il n’existe peut-être pas d’au-delà à cette idéologie originelle. Une infinité d’incertitude se rassemble devant l’autel du mensonge aimé. Le mensonge d’amour n’est pensable qu’en tant que surcharge. Il épuise toute vérité concevable, est irréductible à une éthique quelconque, comme Lacan l’a montré, et se refuse à l’apaisement de la saine raison (la doxa). Elle coûte plus qu’on ne peut payer. On vit par ce mensonge une vie sans réserve et sans assurance. Une vie d’amour aux frontières de l’interdit. Seul et impatient jusqu’à la mortelle fin.

Antigone cajole ce mensonge, elle le prend avec elle. Elle embrasse et dorlote son mensonge, qui est à la fois enfant et amant solidaire. Qui a remarqué la nudité de la jeune fille qui se raccroche, dans son deuil, à son mensonge comme à son seul bien? Téméraire, Antigone survole son destin. Elle considère le fait qu’elle doit mourir. Il lui en coûte moins de vivre sans avoir aimé avec cette sorte de passion, qui est aussi bien folie et crime. Emportée complètement par elle et son mensonge, elle se donne à l’imprévisibilité de l’acte charnel. On devra suivre les traces d’un désir qui dirige sa violence contre elle-même, pour expérimenter son soi comme un inconnu qui n’est plus capable de différencier le mensonge de l’amour. On ne pourra pas se fermer au témoignage cruel de cet anéantissement de soi sans précédent. On répondra à la question de l’objet de l’amour par le “ mensonge ” et inversement. On reconnaît Antigone comme son propre mensonge d’amour et il en résulte sa démesure qui nous fait trembler.

Le mensonge est un tumulte autant que l’est l’amour. On se précipite sans savoir pour combien de temps encore et dans quelle direction. Cependant, Antigone n’est pas sans certitude. Sa mort est revêtue d’une évidence. Elle la trompe sur son mensonge et le réalise en même temps. La mort d’ Antigone a une évidence mensongère. Que signifie l’évidence quand on parle de mort ?

Aimer Antigone veut dire aimer ce mensonge d’amour pour lequel son nom figure dans l’histoire de la littérature et la théorie. Cet amour est lui-même littéraire. Elle produit sa propre loi singulière, sans aucun rapport selon l’opinion. Aimer le mensonge d’amour est un acte de stylisation de soi[]. L’enjeu vaut pour l’effort de fondation et la conservation d’une fiction qui ne rapporterait qu’à elle-même.

On a combattu cette forme de production de sens parce qu’elle est idéologique. Mais Antigone pouvait représenter un problème aussi préoccupant. On doit comprendre qu’Antigone est nue. Sa NUDITE décide de la question d’une nouvelle acception de L'UNIVERSALITE, de la SUBJECTIVITE, de la politique et de l’éthique et de leur rapport à la VIOLENCE. L’intensité de l’amour antigonéen peut être vu comme un indice de son abandon relativement à la liberté, qui est liberté absolue, plutôt imprécation qu’élément heureux.

Le tumulte du mensonge se saisit de la jeune fille sur la crête de l’abîme, qui est l’abîme de sa LIBERTE et de sa nudité. Posé sur lui, Antigone se décide en faveur d’un mensonge qui consiste en l’amour de la décision. En faveur de quoi se décide Antigone? Pour la décision. Qu’aime Antigone? L’amour. C’est comme l’enfant du grand jeu (Weltspiel) duquel parle Heidegger dans sa confrontation avec le 52ème fragment de Héraclite. Pourquoi l’enfant joueur joue sur l’abîme? “il joue car il joue,” – Il n’a pas de raison.