artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

LES ACTIFS ET LES PASSIFS

Lecture at CCS
Exhibition: Thomas Hirschhorn SWISS-SWISS DEMOCRACY
Foto: Swiss-Swiss Democracy Journal N°15
La communauté des actifs est la communauté de sujets de puissance singuliers qui, à la recherche de motifs inconnus pour la communauté, s’associent en collectivité, la vérité de chaque singularité dépendant de la vérité d’autres singularités.

Et pourtant cette vérité n’est pas un principe de communauté supérieur comme l’est la subjectivité transcendantale de l’idéalisme universel du nous. Le nous de la MULTITUDE est un nous quelconque. Quelconque au sens d’Agamben : le quelconque comme “ symbole de la pure singularité ”. Car le nous des singularités, la multitude, est lui-même une singularité au lieu d’en être la contradiction. La communauté des singularités d’action est un vide absolu, une indétermination totale. Elle est le rapport avec ce DEHORS (implicite), le “ rapport avec une totalité vide et indéterminée ”, ce que Deleuze appelle l’ “ immense et terrible vide ” des âmes océaniques : le corps des sujets de l’instinct, dépourvus de qualités, qui colonisent la zone hyperboréenne du devenir, la ZONE DE L'ACTION, du changement et de la découverte. La communauté des actifs est la communauté d’activité de natures singulières qui se définissent par rapport à l’abîme du possible.

La communauté d’action des singularités se constitue en communauté active de sujets du changement. Changement signifie déstabilisation, remise en question, destruction. Ce que Benjamin appelle le caractère destructeur est le sujet de l’action sous sa forme pure.

“ Tout acte ”, dit Artaud, “ est une cruauté ”. L’action n’existe qu’en tant qu’acte de violence, en tant que perturbation des rapports, compromission des conditions actuelles, nouvelle définition de la situation. L’ACTION POUSSE LE SUJET A DEPASSER LES REALITES. Elle engendre de nouvelles réalités et des sujets transformés. Etant donné que chaque acte est essentiellement aveugle, les résultats de l’action ne sont pas prévisibles. Mais il y a des objectifs et des espoirs qui précisent le sens de l’action. L’AVEUGLEMENT DE L'ACTION peut être contrôlé jusqu’à un certain point. Elle est L'AUTO-PRECIPITATION d’un sujet orienté vers de nouvelles vérités, qui se presse vers l’inconnu sans perdre ses objectifs des yeux.

L’objectif de l’action est le changement, une NOUVELLE VIE. La communauté des actifs est la communauté de sujets dont la vie prend un nouveau sens. Car le sens de la vie, ce que l’on appelle ainsi, n’est pas quelque chose d’uniforme, d’unique. C’est le devenir lui-même, le développement du désir d’un sujet qui s’affirme comme sujet de ses passions. L'AUTO-AFFIRMATION est la condition de la possibilité d’action. Une action sans auto-affirmation n’est qu’une réaction. Ce qui distingue les actifs des passifs est le fait qu’ils refusent d’être réactifs. Ils refusent de répondre uniquement à des impulsions étrangères. Ils refusent d’être les objets d’hétéro-affects. Les actifs sont autonomes. Ils se créent leur PROPRE LOI. La communauté des actifs est la communauté d’auto-affirmation de sujets qui s’entendent comme sujets d’une certaine autonomie.

L’ACTE PRODUIT QUELQUE CHOSE DE NOUVEAU. Il fait basculer les rapports établis pour installer de nouveaux rapports, de nouveaux règlements. Chaque action est “ onto-poïese ”, c’est-à-dire changement ou RUINE DES CIRCONSTANCES, genèse d’une autre réalité. La communauté des passifs se compose de sujets défensifs qui sont méfiants et hostiles à cette genèse. La communauté des passifs est la communauté défensive des conservateurs. Elle défend la loi et la réalité du moment. C’est pourquoi cette communauté méprise et craint l’imagination. Soucieux de cacher leur manque d’imagination, les passifs combattent les SUJETS ACTIFS de l’imagination en nommant leurs projets “ utopiques ”, “ irrationnels ”. Les passifs se font les avocats d’une ratio dépourvue de risque et d’imagination. Ils veillent à sauvegarder un logos amputé de sa folie. Ils appellent raisonnable ce qui s’oppose à la VOLONTE de générer de nouvelles réalités. La communauté des passifs est la communauté de la raison dans la mesure où la raison signifie : ne rien faire de non-raisonnable.

Mais la raison donne une autre image d’elle-même au cours de l’histoire. La raison a-t-elle jamais été autre chose qu’une NON-RAISON, que l’auto-dépassement d’un sujet au-delà de ce que les passifs appellent raison et qui n’est en fait rien d’autre que la peur de la raison et de son penchant implicite pour l’indéterminé ? La raison en tant que raison est non-raisonnable. Elle est dès le départ prisonnière d’une sorte de démence, perdue dans la folie d’un logos qui refuse de ne circuler qu’autour de soi-même. La raison brise le circuit de l’autoaffectio, du s’entendre parler, comme dit Derrida. Elle ose effleurer une puissance qui n’est pas sa puissance. Elle cherche le CONTACT avec des forces qui la défient. Elle a besoin de ce contact pour provoquer des TRANSFORMATIONS dans tous les registres du réel.

Est-ce que la frontière qui sépare les actifs des passifs correspond à la ligne qui caractérise la 11ème thèse sur Feuerbach ? Marx dit : “ Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il importe de le transformer ” (1845). Les actifs différeraient-ils des passifs en ce sens qu’ils sont plus que des interprètes, qu’ils ne sont pas de simples “ théoriciens ” ? La différence entre la THEORIE et la PRATIQUE est loin d’être certaine et décidable, si bien qu’il y a des actifs et des passifs dans les deux catégories (la théorie et la pratique). Le sujet de l’action se distingue du sujet passif en ceci qu’il refuse pratiquement et théoriquement de stagner dans la facticité, face à la “ puissance de l’existant ” (Adorno). “ Agir ”, dit Toni Negri, “ permet d’effleurer la vérité. ”

La passion d’agir est la passion d’un sujet qui ne renonce pas au changement. Ce qui a souvent un rapport avec l’indifférence, le CYNISME des êtres déçus. Negri souligne que l’acte, au lieu d’être l’action de l’individu, peut être est la recherche commune du commun par des singularités communautaires : “ Je considère l’acte comme une chose qui crée quelque chose de commun et une communauté, la substance de notre dignité et de notre vie. ” L’acte de la multitude (de la foule, de l’essaim des singularités) vise la vie et sa dignité. Agir signifie s’engager en tant que sujet de cette dignité et de cette vie. La DIGNITE DU SUJET DE L'ACTION n’est pas au-delà de sa vie, quelque chose qui dépasserait cette vie. Le sujet est digne en tant que sujet de sa vie et de cette passion de l’action qui génère quelque chose de nouveau dans la mesure où elle conçoit des modalités de COEXISTENCE de singularités jusqu’ici inconnues. AGIR signifie coexister, être ensemble ou en communauté : “ Quand on agit, on quitte la solitude ”.