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MARCUS STEINWEG
 

LES QUELQUES-UNS ET LES NOMBREUX

Il est évident que ce conflit existe chez Nietzsche : les quelques-uns et les nombreux, les solitaires et les communs. Pour ne pas tomber d’emblée dans la contradiction – pour ne pas accuser Nietzsche d’aristocratisme non-démocratique etc., ce qui, comme toute accusation et toute incrimination, serait ridicule et totalement insuffisant – cherchons la prolongation philosophique immanente de ce conflit. Dans ses Beiträge zur Philosophie (Contributions à la philosophie) rédigés de 1936 à 1938, Heidegger évoque lui aussi les quelques-uns. Les « quelques-uns » et les « futurs ». Le passage 196 a pour titre « Da-sein und Volk » (là-être et peuple). On peut y lire : « L’essence du peuple ne peut être saisie qu’à partir de son là-être (Da-sein), ce qui équivaut à savoir que le peuple ne peut jamais être le but et la fin et qu’une telle optique n’est que l’élargissement « populaire » de l’idée d’un « moi » « libéral » et de la notion économique du maintien de la « vie ». Mais l’essence du peuple est sa « voix ». C’est le « Dasein » qui, dans sa « mienneté » (Jemeinigkeit), comme il est indiqué dans Etre et Temps (Sein und Zeit), est à l’origine du peuple, et non pas le sujet ou la conscience. L’ « essence » du peuple ne s’explique que par l’« essence » du Dasein. Heidegger appelle l’essence du Dasein « existence ». L’existentialité du Dasein est le nom analytique existential qui désigne son caractère d’ébauche ou d’éventualité. Heidegger parle de « prééminence » de l’existence sur l’essentia, sur son essence. Son essence ( sa nature ou sa substance) consiste à être un pouvoir-être pur. L’ « essence du peuple » doit se définir à partir de ce pouvoir-être (ébauche jetée). Cette essence, dit Heidegger, c’est la voix.

Dans l’Oreille de Heidegger, Derrida étudie l’histoire de la voix chez Heidegger : à la fin du passage de Etre et Temps dans lequel on peut lire « entendre la voix de l’ami que chaque Dasein porte en soi ». Le là-être (Dasein) n’est jamais seul. En tant que « mienneté » (Jemeinigkeit), il est néanmoins être-avec (Mit-sein) avec d’autres. Il est être-là-avec (Mit-Dasein), dit Heidegger. La communauté de l’étant de la même manière d’être que le Dasein avec un autre étant de la même manière d’être représente la communauté existentiale de
l’ être-avec-mienneté. Le Dasein n’est pas une entrave à la communauté, il en fait initialement partie. La communauté n’est pas synonyme de « société ». Elle désigne une ligue ontologique plus fondamentale.

Heidegger explique que le Dasein porte naturellement en soi l’ami et sa voix. Il obéit à cette voix. La parenté du Dasein et de l’ami est constitutif pour le Dasein. « L’écoute constitue même la première ouverture véritable du Dasein pour son propre pouvoir-être, l’écoute de la voix de l’ami que chaque Dasein porte en soi. » La communauté des amis est la communauté des écoutants réciproques. L’écoute réciproque permet au Dasein d’être vrai par rapport à son pouvoir-être individuel et à sa « possibilité la plus individuelle » qui est sa mort. Heidegger écrit dans le passage des Contributions cité précédemment : « La voix du peuple parle rarement et uniquement en quelques-uns, peut-on même encore l’entendre ? » La voix du peuple est comme la voix de l’ami, ce qui conduit le Dasein à son individualité, à sa solitude essentielle et à sa vérité. Les quelques-uns ne se révoltent pas contre les autres. Ils se soustraient au bruit de l’idéologie populaire (nazie) pour ne pas appartenir, en tant qu’écoutants de la voix des quelques-uns écoutants, aux nombreux ou aux communs, aux « animaux grégaires » (Nietzsche) qui en tant que « peuple » représentent le déclin d’un peuple, parce qu’ils sont de l’avis d’un « Führer » et de son idéologie populiste.

La communauté de ceux qui s’opposent à la communauté peut se former en tant que Communauté de combat (Kampfgemeinschaft). En 1922, Heidegger s’adresse à Karl Jaspers. Il envisage de publier sa critique sur la « Psychologie der Weltanschauungen »(1919) de ce dernier. « En pleine conscience d’une communauté de combat rare et individuelle » qui l’unit à Jaspers, précise-t-il. Dès 1920, Heidegger a le « sentiment » ( il met le mot entre guillemets), que Jaspers et lui, « nous travaillons à une réanimation de la philosophie pour les mêmes raisons fondamentales ». Il s’agit de la réanimation d’une philosophie totalement académisée suite à l’historisme du XIXème siècle. Comme on le sait, Nietzsche a rédigé des textes qui traitent du même thème. Dans Über die Zukunft unserer Bildungsanstalten (une conférence de 1872), il parle ouvertement des « étranges philosophes des universités ». L’université est devenue le lieu d’un nouvel historisme, un endroit où se développe une philologie qui s’éloigne de la vie et de son devenir. La philosophie s’épuise dans l’exégèse scrupuleuse. Elle devient une pratique d’auto-asservissement des lecteurs qui ne sont plus que les écoutants et les esclaves de l’histoire et de sa tradition : « C’est ainsi que peu à peu
l’interprétation profonde des problèmes classiques est remplacée par une problématique historique et même presque philologique qui consiste à se demander ce que les philosophes ont bien pu penser ou pas, si des textes peuvent leur être attribués ou non ou même quelle mode de lecture il s’agit de privilégier. C’est à ce contact neutre avec la philosophie que nos étudiants sont confrontés maintenant dans les séminaires philosophiques de nos universités, ce qui m’a conduit depuis longtemps à considérer cette science comme une branche de la philologie et à en juger les représentants selon qu’ils sont de bons philologues ou pas. La philosophie elle-même se trouvant ainsi bannie de l’université, nous obtenons une réponse à notre première question portant sur la qualité de la formation universitaire. »

Au cours des années 20, la communauté de combat se constitue, qui refuse cette auto-neutralisation de la philosophie. La philosophie qui domine à l’époque, le nouveau kantisme et sa réduction de la pensée à une architecture de systèmes et à un mécanisme de concepts, est bouleversée conjointement par Jaspers et Heidegger. Kierkegaard et Nietzsche symbolisent une pensée existentielle qui s’insurge contre le manque d’engagement de l’académisme. Il s’agit d’accorder à la philosophie la place qu’elle mérite. La philosophie doit être considérée comme une nécessité : « La vieille ontologie (et les structures de catégories qui en résultent) doit être remaniée de fond en comble, il est urgent de formuler les intentions fondamentales d’une existence propre et actuelle et de la garantir. »(lettre de Heidegger à Jaspers, datée du 27.6.1922).

Heidegger a réalisé ce projet dans ses cours des années 20 et en particulier dans Etre et Temps (1927). Pour Jaspers, orienté sur un être autonome en liberté, la communication et l’historicité, l’hybris de Heidegger ( l’« arrogance ruineuse » qu’il reproche aussi à Hegel, Nietzsche et Marx), qui consistait à conduire la philosophie vers une nouvelle autre approche en débattant de son premier début, « à recommencer au début», avait quelque chose de suspect. La communauté de combat fut dès le départ une communauté d’attitudes fondamentales se combattant mutuellement. Elle s’est articulée en tant que conflit de mesure et de modération, de communication et d’hypothèse, d’argumentation et de diction, de réserve et d’hyperbolisme. Elle fut définitivement ébranlée de façon irréversible en 1933 lorsque Heidegger prit la direction du rectorat de l’université de Fribourg. Jaspers a pourtant rêvé de la réanimation de cette communauté jusqu’à sa mort en 1969. Et à l’occasion du 80e anniversaire de Jaspers, Heidegger lui-même lui adresse ses vœux en « souvenir des années 20 de ce siècle impétueux ». Si elle a été plus qu’un rêve, la communauté de combat ne fut réalité que pendant une décennie.