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MARCUS STEINWEG
 

MONSTRUOSITE ETHIQUE (DAS UNHEIMLICHE 2)

Heidegger tente de mettre une distance entre l’expérience moderne de l’objet, qui appartient à la structure du RAPPORT SUJET-OBJET, et l’expérience grecque du vis-à-vis, des présents d’une certaine façon sans violence ou des foudroyants non-violents. L’objectivité de l’objet est constituée par le SUJET TRANSCENDANTAL (kantien). La subjectivité de ce sujet réunit les principes fondamentaux transcendantaux, catégories et formes d’intuition, qui seuls rendent possibles cette objectité ou l’objectivité : le SUJET TRANSCENTENTAL est cette condition de possibilité de l’objectivité. L’“ objectitude ” de l’expérience d’être grecque est le vis-à-vis. Ceci ne sera pas conçu du point de vue du sujet, ce n’est pas un objet. C’est la présence de la perception (du Vernehmen).

La perception (Vernehmen) est plus dénuée de but que le comprendre. C’est la subjectivité la plus attentionnée, c’est-à-dire dénuée de violence pour la subjectivité représentante. C’est une autorisation laissant l’être par le présent. Heidegger interprète cette présence en tant qu’antikeimenon, en tant qu’étant, qui rencontre sans violence la non violence de la perception, qui autorise l’être. Le présent est le révélé (Offenbare). Le révélé rencontre l’ouverture (Offenbarkeit) du Dasein ou des êtres humains. Le comprendre perceptible distingue entre le comprendre qui représente, pose et revendique, qui est un accueil ouvert. Il accueille ce qui le lance vers quelque chose ou à quelqu’un. Il accueille “ ce qui s’empare de la pensée ”. L’antikeimenon doit être cet “ objet ”, qui n’en est pas un. C’est un étant ou un vis-à-vis présent, sans être objet d’un sujet représentant, ainsi que la métaphysique moderne le conçoit.

Peut-on séparer un tel présent, l’antikeimenon, qui oppose toujours une certaine résistance au “ sujet ” de l’accueil, avec la clarté exigée par Heidegger de l’“ objet ” de la pensée moderne? L’antikeimenos est le mot grec pour l’adversaire. L’antikeimenos est quelqu’un qui s’oppose. Il s’oppose à la surpuissance des surpuissants en s’élevant comme CONTRE-POUVOIR. Il traverse le domaine des coutumes et de l’habituel, la sphère de la polis et la sphère de la PUISSANCE, afin de rassembler dans l’au-delà de la puissance ses forces de combat. Chez Sophocle, il est hypsipolis et apolis. Il est REBELLE : acteurs “ sans place et lieu”, seul, ETRANGE ou INQUIETANT, “ sans issue, au milieu de l’étant dans son intégralité, à la fois sans règlement et sans limite, sans bâti et jonction”, parce qu’il doit “ fonder avant tout en tant que créateur ”.

Derrida a montré une attention particulière au verbe walten (régner) à la suite de Heidegger, particulièrement en ce qui concerne la discussion avec le polemos d’Héraclite et le concept de violence qui l’accompagne. Il a prouvé, chez Heidegger, que le régner est lié avec la diaphora, c’est-à-dire avec une certaine différence originelle, avec la physis ou avec l’événement en tant que guerre ou bataille, en tant qu’abîme et RETRAIT . En pensant l’événement, le EREIGNIS, ou le SEYN (l’appartenance mutuelle du Dasein et de l’être, son unité originelle), Heidegger a également besoin de penser la GUERRE ou la VIOLENCE IRREDUCTIBLE: le même Heidegger, qui dit de l’événement qu’il est le MANQUE DE PUISSANCE ET DE VIOLENCE même.

La force du début de la physis doit être l’absence de force. L’événement est sans violence et sans force, mais il combat avec lui-même. Le régner (Walten) des événements “ se maîtrise ”, dit Derrida, “ il porte la victoire sur lui-même, sera porté en soi au-delà de soi, parvient en soi en-dehors de lui-même. La force, la puissance ou la violence du régner est la physis originelle, qui peut seule élever sa propre force dans ce dépassement de soi. ”

L’être humain appartient à cet événement. Il se trouve sur le cours de la mort. La physis se dresse en lui sous la forme du RETRAIT (Entzug). Ce qui se retire des êtres humains avec la physis, c’est la vie en tant que telle, la vivacité même. L’être humain est le plus étrange, l’affliction de son être par l’abîme de sa mort le rend ainsi. L’être humain tend activement vers cet abîme. Il montre dans ce retrait. Il est SUJET en tant que ce SIGNE. Il est sujet du “ montré ” et, comme dit Heidegger aussi, du “ dit ” de cet abîme. Il est sujet d’une MONSTRUOSITE qui le dépasse. Le sujet en tant que sujet est le nom de ce dépassement de soi monstrueux de l’être humain par le REEL de cette monstruosité, qui le transcende en tant que sujet.

Comme ANTIGONE, la fiancée d’Acheron, est le SUJET UNIVERSEL, l’être humain en tant qu’être humain, avec lequel l’événement de la mort, du retrait radical ou du dévoilement absolu se confronte comme factum d’un DEPASSEMENT TOTAL. Le sujet est to deinotaton, le plus violent ou le plus étrange au sein du violent et de l’étrange, “ violent au sein du foudroyant ”, comme le dit Heidegger. Car il s’étend dans ce qui lui est étranger, il sera, en étant, ce qu’il est, submergé de la profondeur ou de l’absence de profondeur de son être. C’est le sujet d’une certaine SUSPENSION DE SOI ou de SUBMERSION DE SOI. Le soi se submerge avec lui-même, il est submergé par lui, c’est-à-dire par l’étrange qu’il est lui-même. Le sujet est vis-à-vis de lui-même (non)sujet transcendant. Il se perd en soi (en tant que sujet). Il s’est toujours déjà PERDU. Il se perd toujours sur le nouveau. Il erre en soi même.

La SUBJECTIVITE n’est pas le nom de la “ jeïté du je ”, de la conscience de soi, comme Heidegger l’affirme. Elle ne se limite pas à la dimension d’une raison simplifiée dès le début et désamorcée, qui exclut le non raisonnable et domine dialectiquement. Elle est irréductible dans le domaine du ratio et de son PRINCIPE DE RAISON. Elle indique ce que le principe dépasse, sur quoi il est lui-même “ fondé ” ou en quoi il reste nécessairement abandonné : son INSONDABILITE TRANSCENDANTALE.

Le sujet est un SIGNE, et il est le plus étrange. C’est le monstrum, c’est le to deinotaton. Il crée dans l’insondabilité de son soi. “ Ce dire des êtres humains ”, c’est le plus horrible dans l’horreur, “l’attrape par des limites extérieures et l’abîme abrupte de son être. ” L’être humain meurt, c’est le signe d’un assombrissement étrange. Il se montre lui-même comme un abîme. C’est le sujet d’une nuit qui échappe à ses limites. Le SUJET ANTIGONEEN est le sujet de cette prise de soi étrange. Il se réalise en se dépassant lui-même. Il s’accélère au-delà de lui. Il est sujet d’une AUTORISATION DE SOI terrible et violente sans aucun doute. Il se dépasse afin de s’autoriser. Il dépasse ce jour et sa lumière du familier (casanier, heimisch) pour la nuit de l’étranger (du non familier, unheimisch). Ce dépassement du propre est son “ essence ”, son “ propre ”. L’ “ essence ” du sujet repose dans ce dépassement d’essence. Il réalise son “ essence ” en le dépassant. Le sujet est un SUJET CATASTROPHIQUE :

“ L’étrangeté de ce non familier (Unheimisch) repose dans le fait que l’être humain est par essence même une catastrophe, un RENVERSEMENT, qui revient de sa propre essence. L’être humain est la seule catastrophe à l’intérieur de l’étant. ” La CATASTROPHE, le revirement, le retour ou le contre-balancement, le retournement, oui, l’indécidable, comme le dit Derrida, ou l’indistinguable empêchent la possibilité de sa détermination d’essence en tant que nom de l’essence des êtres humains.

L’essence du sujet semble être sans déterminations d’essence. Le sujet se sépare (de son essence, de son être, de sa subjectivité) dans une distance visiblement irréductible. La subjectivité ne se laisse pas reconduire au sujet. Le fait que l’être humain est le sujet, to deinotaton, le plus étrange, fait référence à cette différence ontologique. Cela fait référence à l’abîme entre l’être et l’étant : la physis, l’événement, le Seyn, la différence régnante, la diaphora. Le sujet est arraché à cet abîme. Il est déchiré par lui. C’est le sujet d’un éloignement de soi radical. C’est la distance et cet abîme, qui vous tient éloigné de son être (de sa subjectivité), qu’il ne laisse presque rien être ou s’étend dans le néant, dans son abîme d’essence. La “ subjectivité ” du sujet (sans subjectivité) est le NEANT.

Le SUJET est retardé, prématuré, ralenti par rapport à lui-même : “ toujours en retard et en avance, dans les deux sens à fois, mais jamais à l’heure ”, dit Deleuze. C’est le sujet d’un ANACHRONISME ABSOLU, sujet d’une certaine différance, d’un DELAI IRREDUCTIBLE et d’un ANTAGONISME. Il se ne recouvre pas lui-même. Il ne coïncide pas avec lui-même. Il est ETRANGER vis-à-vis de lui-même. L’être serait “ étranger dans son propre essence ”, c’est pourquoi il ne s’appelle pas “ sujet ” chez Heidegger, Deleuze et Derrida. Il est à peine encore un sujet, dans la mesure où l’on comprend par ceci le sujet de la conscience de soi et de la CONSCIENCE TRANSCENDANTALE de la pensée moderne, le fundamentum inconcussum de Descartes, le sujet transcendantal de Kant, le concept de Hegel se saisissant soi-même et de l’idéalisme allemand en général. Le sujet de l’(auto)aliénation originelle, non-postérieure est un SUJET SANS ABRI TRANSCENDANTAL. C’est le sujet “sans logis transcendantal ” : sujet sans subjectivité, car sa subjectivité est le nom de ce SANS.

Antigone est autognotos, obstinée. Elle a sa propre VOLONTE. Elle est autonome, elle se donne ses propres lois. La constitution ou l’inauguration d’une loi est elle-même SANS LOI et SANS SOL. Elle advient en relation avec l’abîme. Le sujet de la constitution PERD SON SOI et sa “ vie ” dans l’acte de l’autorisation de soi et la prise de soi. Il entre dans une NOUVELLE VIE. Il réalise sa perte, qui est originelle, indépassable, irréductible et, dans ce sens, primordiale. Il se perd et se gagne, il se meut dans la zone-constitution de ce qui devient (plus tard) son être. C’est la zone de découverte de soi ou du DEVENIR, la “ zone hyperboréenne ” (Deleuze).

C’est aussi la zone de l’ate, de la SOLITUDE ABSOLUE du SUJET ANTIGONEEN. Comme Carl Reinhardt, Lacan met en avant la solitude particulière du héros sophocléen. Le SUJET SOPHOCLEEN en général (et particulièrement Antigone) est seul, un sujet abandonné par son père et par tous les autres bons esprits.

La zone de l’ate est cette ZONE DE SOLITUDE, dans laquelle le SUJET DE L'AUTORISATION DE SOI ne se concentre sur rien d’autre que sur son désir. C’est la dimension d’un DESIR, thymos, qui se distingue par son opiniâtreté absolue, la dimension d’un désir non compromis, AUTHENTIQUE, dans ce sens, ou SANS PITIE, qui résiste aux sommations apaisantes de la doxa comme aux tentatives de la phronesis, de L'INTELLIGENCE PRATIQUE et CONFORMISTE dans ce cas, qui représente l’Ismene.

Antigone se positionne en rapport à l’ate, elle s’oriente vers sa corruption. Elle s’oppose à Créon, qui représente le droit positif, le registre du bien, comme le nomme Lacan : “ Créon représente une fonction [...] – il veut le bien. ”

Le fait que l’homme soit to deinotaton, le NON FAMILIER, le plus violent, l’extraordinaire signifie qu’il fait exploser un registre en le dépassant. Être to deinotaton est la “ définition grecque même de l’être humain ”, dit Heidegger. Le deinon n’est pas seulement le “ mot élémentaire du chant choral ” et de la “ tragédie ”, mais “ l’hellénisme même ”. L’être humain est ce qu’il existe de moins familier dans la mesure où il pénètre le domaine de l’ate. Ainsi, il dépasse la loi de la polis, le registre du bien et du mystérieux, et il dépasse sa propre limite de l’être, de telle manière que son être revienne dans le non être du dépassement de soi. Être un humain signifie être le sujet d’un dépassement de soi transcendantal. L’essence de l’humain semble reposer dans le fait qu’il compromette son essence. L’auto-compromission appartient à la structure d’ “ une monstruosité éthique ”. En son sein, l’homme traverse ce qu’il a de plus particulier. Il le traverse et le nie. Mais ce déni est AFFIRMATIF dans un sens profond.

Chez Heidegger, la conjuration du PROPRE DE L'HUMAIN, en enregistrant l’emphase sophocléenne sur l’essence des êtres humains comme le non familier absolu au moment, auquel il conçoit cette particularité comme EXCES DE LA PARTICULARITE, transsubstance au constat de sa NON FAMILIARITE ESSENTIELLE. Est être humain, celui qui “ se porte en tant qu’acteur de la violence au-delà de son Familier ”. L’être humain se porte au-delà de lui-même, c’est ce DEPASSEMENT DE SOI. Son soi exige de lui qu’il aille au-delà de lui-même. Le propre de l’être humain est l’excès.

Le SUJET SANS SUBJECTIVITE est dénué de tête, il est SUJET ACEPHALE. Il n’y a seulement qu’une cavité là où sa tête devrait être. Ce n’est rien d’autre que cette cavité originelle. C’est le NEANT ou l’événement absolu, qui maintient l’ordre de l’être positif, en le déstabilisant; le point de transcendance immanent, qui indique l’extérieur essentiel de l’ordre interne. Sartre donne le nom de liberté à cette cavité :

“ Ainsi, la liberté est manque d’être envers un être donné et non l’apparition d’un être complet. Et si elle est la cavité de l’être, le néant de l’être, que nous avons décrit, elle suppose l’être dans son entier, afin de pouvoir au sein de l’être apparaître en tant que cavité. ”

Lacan identifie la cavité de la liberté comme étant l’objet petit a*. L’ “ objet petit a ” caractérise le non caractérisable, la résistance radicale, la frontière absolue, et cependant cette frontière ne délimite pas la liberté du sujet. À l’inverse, elle est la raison de possibilité de cette liberté ; la résistance, qu’elle “ représente ”, représente la violence de la délimitation (de la liberté) dans le système représentationnel. Est-ce que la liberté du sujet est celle des fous, la liberté de l’égarement ? Elle l’est dans la mesure où le sujet en tant que sujet est dérangé ou fou, c’est-à-dire qu’il est l’événement d’une certaine FOLIE CONSTITUTIVE ou primordiale.

Le SUJET DE LA FOLIE est le sujet de ce sentiment originel d’être pas-à-la-maison, un SUJET SANS SUBJECTIVITE. La LIBERTE DU SUJET n’est pas la liberté des fous, aussi longtemps que la liberté de la folie s’épuise dans le dépassement ultérieur et, dans ce sens, réactif de la norme ou de la loi. L’essence de la LIBERTE repose dans le fait d’être inépuisable, INFINI, éternel. Cette infinité rend l’être-sujet difficile pour le sujet. Car la liberté infinie constitue un sujet INFINIMENT SOLITAIRE et infiniment responsable. Le SUJET DE LA SOLITUDE doit s’élever contre lui-même à tout moment. Il commence à affirmer le BONHEUR DE L'AUTO-CONSTITUTION en tant que chance d’auto-élévation d’un soi contre soi.