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MARCUS STEINWEG
 

SINGULARITÉ ET VÉRITÉ

SINGULARITE ET VERITE

1. Devenir-Sujet

Une éthique philosophique qui propulse le sujet contre lui, qui exige de lui que, dans son impuissance, il se réfère à lui, réfute la naïveté mystique et hyper-rationnelle. Elle insiste sur la nécessité de se justifier devant soi. Elle insiste sur la nécessité non morale du sujet “ de décider et de penser en son propre nom devant l’inhumain ” pour réaliser le drame de sa liberté excessive.

“ Quelle est notre éthique, comment produisons-nous une existence artistique (éthique et esthétique), quels sont nos processus de subjectivation qui ne se réduisent pas à nos codes moraux ? ”, demande Deleuze avec Foucault. Cette question implique une série d’autres questions : la question du nom, du “ en son propre nom ” aussi bien que la question du sujet, d’un sujet nouveau et autre, auquel ni Deleuze, ni Foucault, ni Derrida ne veulent donner l’ancien nom de sujet universel, transcendantal, autonome, conscient etc. Elle implique la question de responsabilité face à ce que la responsabilité rend impossible, complique ou empêche : la morale, la religion, la loi.

Elle évoque une existence qui se concevrait elle-même, qui se réaliserait dans un acte de autopoiese artistique. Elle pose donc la question du “ devenir ” du sujet et est portée par la conviction que la subjectivité constituée au cours de processus de subjectivation ne forme une permanence responsable qu’en tant que processus de genèse : le sujet doit à nouveau disparaître, puis réapparaître, pour disparaître à nouveau. La subjectivité n’existe que sous la forme d’un devenir qui accompagne la genèse de tout sujet, la défie et la déstabilise.

Même s’ils ne génèrent ou ne confirment ni le sujet personnel ni un autre sujet identitaire quelconque (dans un sens classique), les processus de subjectivation visent à la possibilité d’un nom propre qui définisse l’agent et le porteur d’actes responsables. Car décider et penser en son propre nom ne signifie pas moins qu’être responsable. Deleuze voit l’une des leçons essentielles de la pratique philosophique politique de Foucault le fait que personne n’a le droit de parler au nom de l’Autre.

Le “ sujet ” doit décider et il doit agir. Il choisit ce qu’il choisit en face de ce que Derrida appelle le pire et le plus pire. En son propre nom. C’est-à-dire au nom d’une liberté qui est sa liberté de responsabilité, inaliénable et incessible.

L’idée d’un “ retour de l’éthique ” ne peut être évoquée que dans ce sens : tant qu’il en va de la question de responsabilité de l’individu en tant que sujet, en tant que force politique singulière et autorité de décision. Cette question ne permet de contester ni la rationalité, son urgence, sa nécessité, ni la confrontation, inévitable et indispensable, au sens profond, du sujet rationnel avec une sorte de vertige qui n’est peut-être rien d’autre que le délire du rationnel lui-même.

La reconstitution du sujet ne devrait être facilitée ni par le désamorçage de sa consistance logique, ni par la dédramatisation d’une hyperbole qui ne se contente pas de s’opposer simplement à cette consistance. Le sujet ne peut être que l’instance d’un conflit irréductible. Il articule le conflit d’au moins deux ordres, le transparent et le opaque, l’évidence lucide et son obscurcissement dans l’expérience de l’imprévisible, de l’événement, de la surprise, de l’inconscient et de la contingence.


2. Décision et folie

Derrida distingue trois apories du politique ou de la décision : 1. “ L’épochè de la règle (chaque vraie décision est toujours aussi sans règle, doit toujours aussi “ se passer de règle ”), 2. “ L’épreuve de l’indécidable ” (il n’y a pas de décision sans l’indécidabilité qui lui est immanente), 3. “ L’urgence, qui obstrue l’horizon du savoir ” (pour qu’il y ait décision, l’élucidation de ses conditions doit être finie, c’est-à-dire limitée et insuffisante. Il n’y a pas de décision qui ne soit aussi précipitée).

La dimension politique qui est la dimension d’une telle décision ( un mouvement finalement incontrôlé et dément du sujet), ne peut être identifiée à l’Etat et à sa sédentarité. Dans l’Etat, le pouvoir de décision autonome se fige, l’Etat est apolitique dans ce sens bien particulier. Rancière : “ On désigne en général par politique l’ensemble des processus au cours desquels s’accomplissent l’union et l’accord des communautés, l’organisation des pouvoirs, la répartition des positions et des fonctions et le système de légitimation de cette répartition. Je propose de donner un autre nom à cette répartition et au système de ces légitimations. Je propose de les nommer Police. ”

L’Etat est cette machine de l’auto-légitimation, c’est-à-dire dans la terminologie de Rancières : la Police. (Rancière lui-même fait une distinction entre Etat et Police !). Il est indifférent dans son intérêt. Il “ est indifférent ou hostile à l’existence d’une politique visant à la vérité.(...) De par son essence même, l’Etat reste indifférent à la justice. Et inversement, toute politique, considérée comme une pensée in actu, provoque, selon son intensité et sa durée, de sérieux désordres dans l’Etat. ” Son indifférence face à la justice (face à ce que Badiou appelle l’“ axiome égalitaire ”) rend l’Etat apolitique. Il tire sa souveraineté de cette apoliticité substantielle, de l’administration sans sujet de la situation établie.

Le sujet est responsable d’une justice éventuellement nouvelle, d’un axiome de justice. Il pratique sa vérité en se faisant le porteur singulier de décisions universelles. Il décide de décisions qui impliquent un moment d’impondérabilité et d’indécidabilité :

“ Une décision juste, équitable, est toujours nécessaire immédiatement, directement, “ right away ”. Elle ne peut pas se permettre de se procurer au préalable une information infinie, la connaissance illimitée des conditions, des règles, des impératifs hypothétiques susceptibles de la justifier. Même si elle disposait de telles connaissances, même si elle prenait le temps de les assimiler, l’instant de la décision, cet instant en tant que tel serait tout de même un instant final d’urgence et de précipitation ; du moins si l’on présume qu’il ne peut être, qu’il n’a pas le droit d’être, la conséquence ou l’effet de ce savoir théorique ou historique, de cette réflexion ou de cette considération et qu’il représente toujours une interruption de la réflexion cognitive d’un point de vue juridique, éthique ou politique, qui doit et qui devrait la précéder. L’instant de la décision est, comme l’écrit Kierkegaard, une folie. ”

Le sujet est le sujet de cette folie, l’agent d’une impuissance, qui exige de lui pour ainsi dire l’impossible. Il agit sans pouvoir garantir la raison et le telos de son acte. Il risque une précipitation substantielle qui singularise à l’infini chacune de ses impulsions : “ Car la singularité se trouve en fait toujours là où la décision a lieu, et chaque décision est finalement en tant que vraie décision une décision unique. A vrai dire, il n’y a pas de décision en général et ce qui introduit une vérité, ou ce qui engage à une vérité, ou ce qui s’appuie sur un point fixe, appartient à l’ordre de la décision, fait déjà toujours partie de l’ordre de la singularité. ”

Parler du sujet, soit pour en déconstruire la forme moderne et les attributs traditionnels (conscience de soi, liberté, souveraineté, autonomie etc.) en évoquant sa folie transcendantale, soit pour le confronter à son engagement impérieux de porter un jugement, de prendre une décision fondée sur un raisonnement rationnel, exige de considérer le sujet comme lieu du conflit indécidable entre décision et indécision, autonomie et hétéronomie, précipitation et ralentissement. J’appelle ce conflit guerre de la différance.


3. Deux souverainetés

Avec la notion de différance, Derrida n’entend pas le simple renvoi à plus tard de la décision, la limitation et le fini de l’horizon du savoir. La différance désigne le conflit de ce renvoi avec l’urgence (de la décision), de sorte que l’on peut dire que le renvoi implique sa propre urgence, de même que l’urgence implique son propre renvoi. Un malentendu connu a conduit à faire de Derrida le philosophe de la simple indécision et de la dépolitisation post-moderne. Ce malentendu, qui résulte d’une lecture précipitée de Derrida, peut constituer un argument positif en faveur de l’éthique déconstructive de la lecture liée à la cause du renvoi. En même temps, il ne faudrait pas oublier que, dans les différentes phases de la pensée de Derrida l’urgence, l’impossibilité de renvoyer à plus tard et la précipitation n’apparaissent pas seulement comme un “ mal nécessaire ”, mais comme les caractéristiques structurelles de l’exagération vectorielle, de l’hyperbolicité du sujet (philosophique et déconstructif), Derrida ne parlant pas de sujet !

La sphère de l’Etat délimite l’espace apolitique d’une souveraineté qui, de manière démocratique ou non, se concentre sur la prévention d’une décision illégitime (mais il n’y a décision qu’au-delà de la légitimation !), c’est-à-dire sur sa propre protection en tant qu’autorité de décision exclusive. Ce qui explique que la souveraineté de l’Etat est tautologique. Elle est auto-affective, tandis que la souveraineté politique implique l’intervention dans le principe de jouissance étatique. La politique a fait de l’inclusion de la souveraineté de l’Etat la condition de sa propre existence en tant que pratique de vérité souveraine, c’est-à-dire de son combat pour la justice. En effet, l’ “ Etat moderne vise uniquement à exercer certaines fonctions ou à obtenir un consensus. De par sa dimension subjective, il se contente de transformer en résignation ou en ressentiment la nécessité économique, c’est-à-dire la logique objective du capital, ce qui a pour effet que chaque définition programmatique ou étatique de la justice lui est totalement contraire : la justice n’est plus alors que l’harmonisation d’intérêts divers. ”

Si l’intérêt de la politique, dans la mesure où elle se définit comme la politique de la vérité au sens de Badiou, se traduit par l’engagement désintéressé pour la justice au-delà de l’intérêt, pour la justice en tant qu’axiome, le sujet politique doit s’émanciper de l’autorité de l’Etat.

La responsabilité liée à la souveraineté politique implique que le sujet politique s’émancipe de la souveraineté étatique qu’il considère comme la restriction et la normalisation de la responsabilité politique. En accélérant le ralentissement des rythmes subjectifs d’un besoin frénétique de justice, l’Etat s’efforce de freiner les forces politiques qui doutent de son intégrité en tant que machine de distribution et d’égalité.

La distinction des deux souverainetés, la souveraineté étatique et la souveraineté politique, reflète également le conflit entre le pouvoir territorialisant (ou reterritorialisant) et déterritorialisant du dispositif de Deleuze. La pensée de la ligne de fuite se présente comme l’alternative apolitique à l’apolicité du système. Elle montre “ que la politique en tant que pensée n’est pas liée à l’Etat, qu’on ne peut pas la résumer ou la saisir dans sa dimension étatique. On peut également avoir recours à une formule quelque peu grossière pour décrire cet état de fait: l’Etat ne pense pas. Ceci est une caractéristique propre à l’Etat. ”


4. Deux libertés

Pour que la souveraineté politique puisse exister en tant que pratique de la pensée, donc d’agitation ou de déterritorialisation, elle doit se détacher de l’Etat afin d’installer son propre modèle de justice. Seule cette émancipation permet au sujet politique de se manifester en tant que sujet car, en se détachant, il se libère du paradigme étatique et acquiert la singularité de la souveraineté absolue. Tandis que le pouvoir de l’Etat est objectivement complet, le pouvoir politique peut être considéré comme un moment de liberté absolue, c’est-à-dire illimitée, sans que l’intégration du sujet politique dans la sphère objective de l’Etat et des coordonnées qu’il administre n’en soit pour autant touchée. Le sujet politique tire sa souveraineté de la distance qui sépare la liberté absolue de la liberté objective. Il se constitue en luttant contre l’Etat et la norme qu’il administre : “ L’Etat est synonyme de souveraineté. Mais la souveraineté ne règne que sur ce qu’elle peut intérioriser, ce qu’elle peut assimiler dans l’espace. ”

La souveraineté politique n’exprime au départ rien d’autre que le sujet en liberté. Un sujet au-delà des polis normatifs, un sujet idiot, hyper-politique ou apolitique, sauvage et amorphe, qui tente de protéger la vérité du politique contre les exigences de l’Etat. De même que dans toute l’ontologie matérialiste de Deleuze, il en va aussi dans la question du politique vis à vis de l’appareil de l’Etat de rapports de vitesse.

Mais la philosophie ne peut renoncer à l’inconditionnel. Elle a besoin de l’attrait de l’urgent et du non déconstructible pour résister à la banalité profonde de la circulation des marchandises, à la communicativité nihiliste, à l’abstraction monétaire capitaliste et au besoin général de sécurité aussi bien qu’aux fausses représentations de la sainteté, de l’Autre irréductible et du divin. C’est pourquoi elle est à la recherche, comme dit Badiou, d’un “ point fixe ”, d’une vérité incontournable qui soit le produit d’une affirmation et d'une assertion singulière.