artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

SINGULARITÉS, SUJETS-IMMANENCES, COMMUNAUTES-NOUS I

Lors d’un des changements les plus périlleux survenu dans son dernier texte, L ́immanence : une vie..., qui trace son image propre de la mort vivante, Deleuze dit de l’immanence qu’elle est une vie “ qui est faculté pure, béatitude même au-delà de la souffrance et de la caducité” , que l’immanence touche le chaos sans en être déchirée. En tant que sujet de ce contact, il revient du “ pays des morts ”. Il s’agit du sujet d’une certaine résurrection et d’élévation de soi, sujet d’un beatitudo aliénant, duquel parle Blanchot dans un texte bref de 1994. L ́instant de ma mort documente une expérience du bonheur et de la légèreté, qui fait de l’expérience de la mort une expérience propre de la vie. Le “ bonheur de ne pas être immortel ” produit un concept propre de souveraineté, liberté et praxis “ esthétique ”. Car le sujet de ce bonheur est sujet de l’art.

Maurice Blanchot est mort l’année dernière. Ses lecteurs savent que Blanchot fait de l’expérience de cette mort l’expérience fondamentale de son travail. Le “ bonheur de n’être pas immortel ” se transforme en enjouement souverain propre à l’œuvre même. Les textes de Blanchot témoignent de cet enjouement et, comme le dit Derrida, de la “ gaieté unique ” d’une vie, qui se rapporte à la mort depuis le début, ou, tout du moins, depuis un certain instant du 20 juillet 1944, qui désigne un certain moment d’une exécution interrompue, différée infiniment. La mort qui a dépassé en tant que telle sa propre mort. “ Le 20 juillet, il y a cinquante ans, je vécus le bonheur d’être presque fusillé ” écrit Blanchot en 1994 à Derrida .

Le bonheur de n’être pas immortel doit se mesurer au bonheur de l’expérience d’avoir été presque fusillé. “ Presque ” veut dire, que l’expérience n’a pas eu lieu? L’expérience de la presque-mort-par-fusillade n’est peut-être pas à séparer de l’expérience de la survie de celui qui avait la mort devant les yeux et l’a surmontée. Le “ bonheur de n’être pas immortel ” est peut- être le privilège de ceux, qui sont déjà morts, qui ont donc commencé à étendre leur mort factice à leur être-vivant. Ce seront les thèses de la démonstration qui va suivre : 1. il n’y a d’art et de philosophie qu'en tant que mouvement d’un enjouement souverain, qui prolonge le “ bonheur de n'être pas immortel ”, la joie de l’infini, par la persistance, infinité même d’une mort vivante. 2. L’expérience de la mort renferme l’expérience de son impossibilité, afin de confier au sujet de l’art le bonheur d’une vraie vie.

Je vais parler de la folie du jour, de la déraison, qui est la lumière du jour, sur la manière dont un concept de la raison n’est pas satisfaisant, ne fait pas confiance à la lumière du jour– jour, qui englobe et saisit le “ jour ” et la “ nuit ” en tant qu’unité incommensurable. Dans la mesure où le jour, qui n’offre pas la position “ éclairée ”, la critique idéologique et sa conjuration-évidence ainsi que son obscurantisme des faits scientifiques et la naïveté religieuse, est le jour de ce sujet de mortalité heureuse, d’affirmation de soi absolue : “ je ne suis pas aveugle”, dit le narrateur de la Folie du jour, “ je vois le monde, quel bonheur exceptionnel! Je vois le jour, en-dehors duquel il n’y a rien. ”

Cependant, le sujet du jour duquel parle Blanchot est un sujet qui mérite à peine le nom de sujet. C’est un sujet qui tente de se comprendre au-delà des frontières de la compréhension de soi, sans trouver le calme dans la rythmique réglée de l’assurance de soi dialogique, sans avoir le droit de dormir, sans avoir moins la bougeotte. Le sujet de Blanchot comme le sujet de Deleuze se frotte et s’élime à ses propres limites. Il se définit, dans la mesure où on peut encore parler de définition, comme l’au-delà du définissable, comme l’au-delà de la limite et de la limitation de soi transcendantale et critique, telle qu’elle appartient au sujet moderne. C’est le sujet du tumulte, du devenir, ou dans le vocabulaire de Blanchot, du “ dépassement de l’indépassable ”, sujet d’un mouvement qui n’a lieu que lorsqu’elle est ajournée, donc qui n’a pas lieu, qui est impossible. C’est le pas au-delà, le dilemme d’une transcendance aussi irréelle que nécessaire, le pas ou non-pas dans l’au-delà ou non-au-delà, l’excès impossible.

Qu’est-ce que l’enjouement qui secoue le cœur du sujet au moment de sa confrontation avec la mort, qui le fait battre plus rapidement que d’habitude ?

Au lieu de refermer la blessure de l’expérience de la mort (la mort vient en premier, elle est le début), l’enjouement est l’activité qui crée de l’espace pour la mort et pour l’impossibilité qui l’accompagne (car “ je ” ne meurs pas, ni chez Heidegger, ni chez Blanchot), qui permet ou laisse advenir la mort en tant que mort (absence intense, embarrassante). C’est pourquoi l’enjouement est, en un sens, plutôt énigmatique, l’enjouement d’un “ sujet ” déjà mort. L’“ énigme ” et le “ sujet ”, le sujet de l’énigme et en tant qu’énigme, seront toujours notre propos dès que nous nous tournons vers Blanchot, en nous laissant séduire par l’obscurité particulière et la clarté énigmatique de sa langue. Lire Blanchot – dit Simon Critchley – signifie faire l’expérience de la descente de la plus grande simplicité, de la parcimonie même de sa langue à la discrétion de la signification, qu’elle produit. Cela signifie aller du domaine de la lumière, du jour et de sa lumière à l’ordre de la nuit en passant par son obscurité. Il est peut-être nécessaire d’insister sur le fait que cette expérience, sans être réversible, implique elle-même déjà son propre renversement ou son propre retour. Car le sujet de cette expérience va vers la nuit et vers sa mort comme vers un nouveau soleil inconnu. Ce n’est, en ce sens, rien d’autre que le sujet de l’expérience d’un autre jour. Cela s’articule comme la limite même des mouvements de levée et de coucher du soleil que nous désignons par les concepts d’orient et d’occident.

Il est connu que rien n’éveille plus la terreur que la rencontre avec un mort vivant. On a parcouru une multitude d’événements, on connaît les embûches de la vie, le fait que chaque jour peut amener l’expérience de l’imprévisible, et cependant n’est pas plus terrible, témoins de la résurrection. Il ne sera jamais permis aux morts de n’être pas mort. C’est le principe même de l’histoire : on supporte l’absence des morts sous la condition qu’ils soient morts. Il y a une confiance funeste et un peu frivole dans l’être-mort des morts, bien que cela ne puisse en appeler à aucune garantie obligatoire. On attend des morts qu’ils ne reviennent pas. Plus exactement c’est la seule exigence qu’on leur adresse. On engage les morts à tenir, on attend une certaine conséquence. Si cette condition est remplie, on vit véritablement avec la liberté des bouffons que les morts partagent avec les enfants. On sympathise avec toutes les formes de présent évaporé, on se souvient des morts comme on se rappelle des vivants, des événements de la veille, etc...À la seule condition qu’ils se meuvent sur la ligne du retour définitif, que cette ligne soit irréversible. Rien ne cause plus de mauvaise humeur que ces excentriques qui, bien qu’ils soient morts, décident de continuer à vivre et que l’on nomme fantômes ou apparitions.