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MARCUS STEINWEG
 

SUJET DE LA PRÉCIPITATION II

1. Conflit

“ Je crois au conflit”, dit Heiner Müller, “ sinon je ne crois en rien. Je tente de le faire dans mon travail : renforcer la conscience des conflits, des confrontations et des contradictions. Il n’y a pas d’autre moyen. ”

Le sujet de la constitution de soi, de la liberté, du dépassement de soi émancipateur est sujet de conflits irréductibles. Il se perçoit lui-même comme conflit. Il y a quelque chose comme un sujet, mais seulement en tant que cas limite de la conscience de soi ontologique, en tant que collapse de l’évidence d’une représentation héritée de la conscience cartésienne, phénoménologique ou herméneutique. En tant que sujet de l’élévation de soi, il commence à s’élever au sein de l’histoire, au sein de la spécificité de la cohésion historique, politique et économique. Il commence à se battre contre ce qu’il lui est pure extériorité, contre ce qu’il lui est purement extérieur sans avoir la valeur d’un dehors essentiel. Lors de ce combat contre soi, il combat tout ce qui le rend objet, produit de l’expression de la volonté d’autrui, déterminations factuelles. C’est pourquoi l’élévation de soi du sujet est d’abord liée à la relativisation, la limitation ou la neutralisation de sa part objective.

Le sujet de l’élévation de soi n’a de cesse de se protéger contre sa réduction au simple statut d’objet. Il se défend contre le devenir chose ou la chosification de son être par l’institution historique de mouvements, de sens et de valeurs. Il doit se détacher de l’histoire sans pouvoir quitter l’espace historique général auquel il appartient forcément. Le sujet est donc sujet d’une contradiction fondamentale, d’un paradoxe irréductible si l’on veut. Dans l’espace de ce paradoxe, dans lequel la dimension de la contradiction irrésoluble, séparant le sujet de la liberté de soi absolue comme sujet d’une impuissance objective, se pose la question de savoir comment on devient sujet. C'est le problème de la constitution de soi du sujet de l’absence de soi, dans la mesure où il touche le thème de la puissance constituante, de la construction d’un nouvel ordre ontologique, politique et social – la possibilité d’une ontologie de libération de soi, comme le dit Toni Negri.

Le sujet de l’intransmissibilité irréductible de la liberté et de l’aliénation fait l’expérience de devenir étranger à lui-même. Il doit devenir étranger à lui-même – à ce qu’était son soi ou à ce qu’il aurait dû être – pour être plus proche de soi. En devenant étranger à lui-même, il fait l’expérience de se gagner lui-même, sans que cette expérience ne le conduise à la stabilité d’une détermination essentielle. Le sujet reste sujet du changement, du devenir, d’une certaine destinée, d’un événement, d’une mutation toujours aussi gênante.

C’est un sujet-mutant, sujet de mutations, qui semble faire de lui quelque chose de neuf, en se rendant objet d’une certaine “ dé-subjectivation ”.
Michel Foucault souligne ceci entre autres chez Maurice Blanchot. L’expérience “ chez Nietzsche, Blanchot, Bataille ” servirait à, “se détacher le sujet de lui-même de telle façon qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté vers son anéantissement ou sa dissolution ”. C’est le sujet – si on veut continuer à l’appeler sujet – d’une “ expérience limite ” qui consiste “ à parvenir à un certain stade de la vie duquel le non-viable est aussi proche que possible. ”

Le sujet du dépassement de soi est d’abord – selon la description de Foucault – sujet de l’écriture, sujet d’une certaine production, de la production de textes et de livres, de la production du sens. Il est cela en tant que sujet d’une expérience du non-sens, qui l’emmène en tant que sujet aux frontières de son être-sujet. Le sujet commence à communiquer à ce “ stade de la vie ” avec le “ non-viable ”, celui-ci n’est rien d’autre que sa propre mort (aussi nécessaire qu’impossible), tout au moins aussi longtemps que, dans l’horizon de cette compréhension gênante de la mort, nous tenons à la catégorie du “ singulier ” (ou selon Heidegger de la “ Jemeinigkeit ”).

Faire l’expérience de ses propres limites ne signifie donc pas d’abord être sujet de l’expérience de l’impossibilité du “ singulier ” (et par là même de la “ subjectivité ”), sans que cette expérience ne soit une non-expérience, une impossibilité en soi. C’est plutôt que l’expérience au lieu de s’envelopper dans la non-expérience doit être en tant que non-expérience, expérience du rien, de l’impossibilité (en dernière instance impossibilité de l’expérience même). L’expérience semble en tant qu’expérience impliquer l’événement de sa propre impossibilité. Elle porte le sujet de l’expérience dans le domaine de la non-expérience et de l’impossibilité même. Une expérience mérite alors seulement le nom d’ “ expérience ” dans la mesure où elle commence, dans le sujet de cette expérience, à contredire, dissoudre et neutraliser.

Il est parfois mieux pour le sujet – le sujet philosophique ou littéraire, le sujet de l’écriture et de l’écrit – de disparaître, de devenir invisible, non pas pour des raisons de protection de soi, de lâcheté ou de résignation mais plutôt pour réapparaître plus soudainement et immédiatement, c’est-à-dire plus violemment, pour produire un évènement inattendu.
L’autoconstitution du soi ou du sujet est un acte guerrier, nécessairement violent. Le soi s’interrompt lui-même, son soi “ symbolique ”, officiel et reconnu. Il se perd comme sujet au moment de la redécouverte de soi. Il traverse la zone de l’indétermination, une dimension au-delà du savoir et du pouvoir. Mais la traversée n’est pas pour cela sans puissance et sans violence. Elle est violente dans un sens précodé. Elle implique la victime du soi codé et, en même temps elle sacrifie à son avenir le “ savoir ”. Le soi porte en soi son ombre inconnue, il se dépense au moment d’une autoconstitution destructive. Il conçoit, obtenant une conception d’être soi neuve et inconnue. Il produit des formes inimaginées de vie, de soi et d’être. Il se crée neuf. Il prend le risque, l’audace du pur devenir. Il trouve les sombres modalités de la résistance, de l’élévation de soi et de la présence. Il pratique une nouvelle conception de la guerre. En se produisant lui-même, il produit son propre type de résistance, son propre art de la guerre, son propre style, sa propre forme de présence et son affirmation.