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MARCUS STEINWEG
 

SUJET DE LA PRÉCIPITATION LECTURE AT CENTRE POMPIDOU, PARIS 2004

Cette conférence est intitulé Sujet de la précipitation. L’aveuglement de la volonté et la grande politique. J’essayerai de montrer que la LIBERTE EST POSSIBLE. Je voudrais également démontrer que BONHEUR, RESPONSABILITE et AFFIRMATION DE SOI sont possibles. J’insisterai sur le fait qu’il existe une vraie vie dans la fausseté. Je voudrais accomplir ceci avec Nietzsche et Heiner Müller.


1. L’art aveugle

“ L’aveuglement de la volonté fait partie de la grande politique. ” Comme vous devez le savoir, Heiner Müller a cité plus d’une fois cette phrase d’Ernst Jünger. La grande politique est une sorte de phantasme de Nietzsche. Au nom de cette politique et, au nom de ce qu’elle se doit d’être, Nietzsche combat la religion et sa morale du jugement et de la condamnation, la logique de la punition, la dictature du tribunal. La politique de Nietzsche veut être le commencement d’une politique qui va au-delà du narcissisme et de la punition. C’est la grande politique. Elle est politique de liberté et de dépense de soi du sujet fini.

La grande politique est politique de Volonté. Il s’agit de vouloir. La grandeur comme mesure de la volonté de vouloir. La grande politique veut sa volonté en voulant sa propre grandeur. Elle renonce à la volonté, renoncement oriental en quelque sorte. Elle combat l’aversion, la vengeance, le ressentiment. La politique de Nietzsche est une politique de l’infini. Elle est politique de l’éternel, de ce qui se passe en deçà des conditions historiques, sociopolitiques, culturelles.

La politique nietzschéenne considère l’inconsidérable, ouvre l’impossible, provoque un événement dans le sens où Badiou l’entend (c’est-à-dire que la positivité d’un événement interrompt l’ordre positif de l’Être). Le sujet politique est sujet de cette folie, agent de quelque chose qui le dépasse et, qui lui réclame de faire l’impossible. Cela agit, sans pouvoir assurer la raison et le telos de son action. Il risque l’aveuglement essentiel et structurel, qui singularise tous ces mouvements : “ Car la singularité ”, dit Badiou, “ est véritablement toujours là où se trouve l’endroit de la décision, et chaque décision est, en dernière instance, en tant que décision vraie, une décision unique. Précisément, il n’existe pas de décision générale et dans la mesure où, ce qui introduit une vérité, ou ce qui engage à une vérité, ou ce qui est soutenu par un point fixe appartient à l’ordre de la décision, il appartient toujours aussi à l’ordre de la singularité. ” Parler de sujet, que ce soit pour déconstruire sa forme moderne avec ses attributs hérités (conscience de soi, liberté, souveraineté, autonomie) au profit de sa folie transcendantale, ou que ce soit pour le confronter à son devoir irrécusable de jugement, de décision accompagnée de raisons rationnelles, exige de penser le sujet comme endroit du conflit non encore résolu entre le décidable et l’indécidable, l’autonomie et l’hétéronomie, la précipitation et l’ajournement.

La politique de Nietzsche correspond à une pensée de la délivrance et de l’auto-délivrance. Nietzsche ne délivre pas de soi. Il délivre le soi. Il délivre le soi en le délivrant du ressentiment et du désir de vengeance. Le sujet doit être libre. Il ne doit pas être paralysé par des liens négatifs : “ L’espace de liberté relativement à la vengeance ”, dit Heidegger, “ repose également en dehors du pacifisme et de la politique de la violence et de la neutralité calculatrice. ”

“ Aussi longtemps qu’une force est aveugle ”, dit Müller, “ elle est une force. Dès qu’elle a un programme, une perspective, elle peut être intégrée et fait partie de quelque chose. ” Parce que la politique habituelle, comme nous l’appelons, ne peut être politique de volonté aveugle, comme la grande politique l’attend d’elle-même, Müller met en question la “communauté d’intérêt de l’art et de la politique ” ; une alliance qu’il caractérise, lors d’une conversation avec Alexander Kluge, comme “ illusion gauchiste de la dernière décennie ”. “Finalement, l’art n’est pas contrôlable ”, il est nécessairement dans la précipitation, irréfléchi, “ praxis aveugle ”, qui porte le sujet de l’art aux limites de ses capacités.

La question de l’aveuglement n’est pas une question parmi d’autres. Elle touche au problème d’une impuissance constitutive ou transcendantale, en tant qu’elle appartient au sujet comme tel. Le sujet est toujours dépassé par l’invisible. Invisible transcendantal : “ néant ”, comme le constate Merleau-Ponty, “ en tant que “ possible ” autre visible ou en tant que “ possible ”, visible pour autrui [...] – L’invisible est là, sans être objet, c’est la transcendance pure, sans masque ontique. Et finalement, les “ choses visibles ” mêmes sont centrées également autour d’un noyau absent. ”

Etre aveugle devant l’invisible ou s’aveugler, perdre la vue et la lumière du jour – n’est-ce pas là le sort du sujet en général ? Dans la mesure où tout sujet est sujet de découverte de soi, c’est-à-dire de responsabilité, ne tourne-t-il pas autour de ce moment de folie qui fait du sujet le lieu d’une accélération aveugle, qui s’empresse de s’étendre dans l’incontestable, en inventant les figures du Visible? Il y a subjectivité seulement en tant que confrontation avec l’invisible. Le “ Voir ” de l’invisible permet d’abord quelque chose comme la vision. Mais à la place d’un Voir, d’un aperçu, prémisse à la responsabilité et à la production artistique, on devrait essayer d’accepter, en tant que condition de possibilité d’une subjectivité éthique et esthétique, une certaine invisibilité, qui éblouit l’œil du sujet.

L’invisible est ce qui arrache le sujet à lui-même. Être sujet signifie de ne séjourner à aucun moment en soi-même. Cela signifie de se dépêcher dans la découverte de nouvelles visibilités relatives à l’invisible. Cela demande que le sujet soit impitoyable envers lui-même. Pour que la responsabilité soit possible, le sujet doit prendre tous les risques de la vitesse, de la précipitation aveugle, de l’accélération irréfléchie afin d’oser l’autorité de décider, au-dessus de l’abîme de son impuissance élémentaire. Cette dernière est tout sauf évidente.

Le sujet est la scène d’un antagonisme irréductible. Il articule le conflit entre deux “ principes ”: le transparent et l’opaque, l’évidence lumineuse et son obscurcissement dans l’expérience de l’invisible, de l’imprévisibilité de l’événement, de la surprise, de l’inconscient, de la contingence. La légèreté du sujet de l’aveuglement ne devrait pas tromper sur le fait qu’il est sujet d’efforts particuliers. Le sujet sacrifie la vision pour être sujet dans un sens nouveau. Il quitte les routes connues – zones de lumière et de visibilité – pour faire une expérience qui, comme toute expérience originale, représente un effort dans la mesure où elle emmène le sujet aveugle dans des régions d’obscurité complète.


2. Accord

“ L’accord avec l’objet sépare la littérature du journalisme ”, dit Heiner Müller: “ la condition à l’art est l’accord”. Être en accord, c’est coopérer avec le réel pour le modifier : “ On ne peut absolument pas influencer le fait que l’on n’est en accord ” (citation de Müller). L’accord est affirmatif sans être assentiment au réel. Il est reconnaissance, non pas assentiment. La reconnaissance ou l’accord précède l’acquiescement approbateur et le refus négatif.

Les sujets d’un accord sont sujets d’une réponse affirmative improbable. Ils disent oui à la réalité comme elle est. Cela ne signifie pas qu’ils accueillent tous les événements réels et les processus. L’accord n’implique pas le jugement. Être en accord, c’est prendre le risque d’un rapport au réel sans échelle de valeur. Ils sont en accord avec l’absence originelle de valeurs du réel. Car le réel n’est premièrement rien d’autre que l’incommensurable. C’est ce qui dépasse toute mesure. Le réel précède de son ordre ou de sa mesure toute échelle de valeur. C’est simplement l’incommensurable.

C’est pourquoi l’accord ne vise pas les valeurs. Il vise le réel, comme il est, au-delà de son évaluation par une mesure de valeur. L’accord est une affirmation plus fondamentale que l’approbation. L’approbation se fonde sur le bien. Elle possède déjà une représentation du bien. Elle classifie le réel selon des critères de registre. Le registre du Bien est appelé morale. La Morale est la discipline pour juger du réel. Elle distingue le bien du non bien ou mal. Être en accord avec le réel signifie donc un désaccord avec la morale. Être en accord, c’est défendre le réel contre la morale. L’amor fati de Nietzsche est la formule d’un tel accord. Aimer son destin au sens nietzschéen ne signifie pas croire en son destin. Au contraire, l’amour du destin nietzschéen combat la croyance au destin.

La croyance au destin est proche de l’obscurantisme et de l’assombrissement. L’amour du destin fait du sujet de cet amour un sujet de clarté. Il est sujet du jour, sujet luisant à travers lui-même. Tandis que le sujet de la croyance au destin s’accommode de son destin, le sujet de l’accord, le sujet de l’amour du destin, est en accord avec le “ destin ”, c’est-à-dire avec la réalité comme elle est ici et maintenant. L’amour du destin est une affirmation plus continuelle et plus risquée que la croyance au destin. Celle-ci règne sur le sujet du ressentiment et de la paranoïa mystique. Croire en son destin pour un sujet signifie n’être presque plus sujet. Cela signifie être objet des circonstances, c’est-à-dire être victime de l’histoire ou de forces obscures. Croire en son destin pour un sujet, c’est croire en ces forces, aux “ forces du destin ”. Il n’est pas en accord avec sa situation. Le sujet de l’amour du destin aime le réel comme destin, sans être croyant en celui-ci. Il est en accord avec sa situation et la réalité.

L’accord est le commencement, la condition de possibilité de toute intervention efficace. La communauté opposée à celle de l’accord est la communauté des négatifs. Les négatifs n’aiment pas le “ destin ”, ils s’en accommodent déçus, désespérés ou cyniques. Les négatifs tout comme les déçus ne croient plus au destin que lorsqu’ils sont les non-croyants, les “ réalistes ”. Le réalisme est leur croyance. Leur croyance en leur destin s’appelle croyance en la réalité. C’est l’obscurantisme de fait de la part de sujets qui croient ne croire en rien alors que leur religion a des effets sur tous leurs jugements et leurs actes. Ces croyants en la réalité ne sont pas en accord avec la réalité. Ils puisent leur pouvoir critique de ce désaccord avec le réel. Les croyants en la réalité sont critiques. Ils veulent être les gardiens du réel. C’est pourquoi ils l’abordent avec une “ distance critique ”. Les contempteurs de la réalité, qui croient en la réalité, visent “ l’objectif ”. Ils tentent d’être “ objectifs ”, comme ils disent. Aussi difficile et impossible que ce soit. Ils analysent et détruisent. Ils aiment, autant qu’ils peuvent aimer, le détail. Les croyants en la réalité ou les négatifs sont comme le dernier homme du Zarathoustra de Nietzsche, l’homme, qui “ rend tout petit ”. Ils rendent petit : “ Le temps vient où l’homme ne mettra plus au monde des étoiles ”, dit Zarathoustra: “ Regardez! Je vais vous montrer le dernier homme. “ Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? ” – Le dernier homme pose ainsi des questions et cligne des yeux. ”

Le conflit de ces deux positions ou communautés, de la communauté de l’accord avec la communauté des négatifs, se répète dans la distinction entre philosophie et critique. La philosophie est un mouvement d’amour. Être philosophe, c’est être en accord. La philosophie prend le risque d’une affirmation sans réserve et irréversible et, de ce fait, une affirmation totale : elle se déclare en accord avec une certaine cruauté du réel afin d’être, au sein du réel, une praxis d’amour et de solidarité avec les victimes de cette cruauté. La critique ne peut être que critique sans amour. Tandis que la philosophie et l’art ne peuvent être ce qu’ils sont seulement en provenant de l’amour.

D’autre part, l’arrangement avec la situation politique, sociale ou économique signifie l’accord dans le sens de Müller, cela signifie avant tout le refus de la négativité, du cynisme, de la prise de distance hâtive, qui régule le registre de valeurs d’un nihilisme toujours plus moral.
Comme on le sait, Nietzsche est le penseur de cette création généralisée : “ Le nihilisme [je cite Heidegger] c’est tout processus historique par lequel le règne du “surnaturel ” est affaibli et anéanti de telle manière que l’étant même perd sa valeur et son sens. ” Le nihilisme européen est nihilisme des valeurs platoniques et chrétiennes. Ce n’est pas comme s’il ne connaissait aucune valeur. Au contraire, le système moral nihiliste est d’abord un système de valeurs. C’est une archive immense d’interdits et de prescriptions. Un entrepôt dans lequel s’amassent les valeurs. Mais les valeurs de cet entrepôt, les valeurs héritées, comme on dit aussi, sont des valeurs qui nient les valeurs de la réalité, du réel. Ce sont des valeurs négatives, qui soulignent l’absence de valeurs de la réalité du monde et des sujets et de leur corps, qui habitent ce réel. Le nihilisme des valeurs insiste sur l’absence de valeurs de tout ce qui est. Les valeurs sont des idées et des idéaux. Elles n’existent que comme écorce vide. Elles sont des impératifs qui tentent d’exhorter le sujet du nihilisme au devoir de sa corporéité. Elles convainquent le sujet d’être réel ici et maintenant, relativement à l’idea tou agathou, l’idée du bien, comme le dit Platon, ou relativement à Dieu.

Nietzsche s’attaque à ce nihilisme des valeurs, qui est essentiellement un idéalisme des valeurs, en combattant cette conviction (presbytérale) de l’inanité du sujet. Il s’agit d’élever un sujet neuf. Amener à être debout un sujet courageux, résistant à la réalité. Pour cela, le désir de Nietzsche n’est pas la destruction des valeurs du monde réel, mais l’abolition du nihilisme des valeurs, qui subvertit ces valeurs.
“ Le projet le plus général de Nietzsche réside en cela : introduire dans la philosophie les concepts de sens et de valeurs”, dit Deleuze. Cela veut dire : la philosophie de Nietzsche est une pensée, qui repose sur le sens et la valeur du réel. Elle accomplit cela en dénonçant la dénégation idéaliste de ce sens et de ces valeurs en tant qu’efforts nihilistes. Ce qui se cache derrière le discours sur le sens et les valeurs (La dénégation du monde et du corps propre au christianisme et au platonisme), c’est la tradition puissante du nihilisme européen, qui nie la potentialité du corps humain, c’est-à-dire du sujet en tant que sujet d’une affirmation élémentaire, du grand accord.

Le nihilisme est la religion du négatif, “ religion des faibles ”, des mauvais sentiments, de la dépression et de la peur. Combattre le nihilisme signifie donc être moins religieux, moins peureux, plus athée et anti-chrétien que le nihilisme. Car la peur religieuse fuit la peur de la liberté, la peur du sujet responsable d’être complètement responsable de soi relativement à la neutralité de l’étant. L’existentialisme athée de Sartre, qui reprend des thèmes centraux de Kierkegaard, de Jaspers et de Heidegger (peur, liberté, choix, séparation, solitude ou confiance etc.), a désigné cette peur de la peur comme la caractéristique du nihilisme de l’irresponsabilité : “ La plupart du temps, nous fuyons la peur dans l’insincérité ”, c’est-à-dire que nous fuyons la peur ou le vertige de la liberté dans la peur (insupportable) de cette peur. Nietzsche comprend par ce nihilisme de la peur le règne d’une morale, entrave à la vie et au devenir libre. Le nihilisme est nihilisme du ressentiment judéo-chrétien : vengeance sur la vie, sur la sensualité, sur l’homme et sa corporéité. C’est la morale de la chrétienté platonicienne [] qui sacrifie le présent et ce monde, l’homme fini et son corps, à un avenir transcendant et sans corps, à un Au-delà. Ainsi être Au-delà du bien et du mal signifie être au-delà de l’Au-delà c’est-à-dire être-de-ce-monde (diesseitig) au sens strict du terme (le bien et le mal sont des valeurs de l’Au-delà, des valeurs transcendantes comme on dit).

Le nihilisme veut dire : rabaisser et affaiblir ce monde au profit de l’Au-delà. Le nihilisme, au sens de Nietzsche, est l’ennemi de la vie et du corps et donc ennemi de l’homme. Il veut que l’homme soit petit et pêcheur devant Dieu et devant sa conscience. Il veut des hommes humiliés, coupables, pleins de remords. Un homme qui n’est pas libre, qui ne veut plus rien. Le nihilisme veut que l’homme cesse de vouloir, qu’il cesse d’être un sujet voulant. Le nihilisme veut que le sujet devienne su-jet, c’est-à-dire soumis, sous les ordres. Le sujet du nihilisme n’est pas un sujet fort, autonome, ayant confiance en lui. Il est victime, il se victimise. Il suscite la compassion. Le sujet du nihilisme ne veut plus devoir vouloir, être responsable. Il veut que d’autres veuillent pour lui. Il se soumet à la volonté d’autrui afin de paraître à plaindre, faible. C’est l’objet ou le su-jet de conditions absolues ou de déterminations. Au lieu d’être engagé à sa propre détermination de soi et à sa liberté, le “ sujet ” du nihilisme est un sujet déterminé par autrui, aliéné et donc soumis et mensonger. Le “ sujet ” du nihilisme est sujet de l’obéissance. C’est un “ sujet ” faible et maintenu faible. Un sujet qui n’hésite pas à faire de ses faiblesses une vertu, sa qualité propre.
Le nihilisme veut que le sujet veuille sa faiblesse, sa vulnérabilité et son impuissance. Il veut qu’il veuille n’être rien lui-même dans son néant sans volonté. C’est pour cela que le nihilisme fait du néant et de la faiblesse des qualités humaines prédominantes. Non seulement une qualité parmi d’autres, mais la qualité ontologique qui domine tout. Si on demande au nihilisme ce qu’est l’homme, il répond : Rien ! Confirmer le néant en tant que caractéristique essentielle de l’homme, c’est ce que le nihilisme pratique continuellement. Le nihilisme est un phénomène de chute. C’est un mouvement de décadence. Il veut que la volonté du néant soit le credo des hommes. Le nihilisme est lié à la compassion. Il dit que l’homme en tant qu’homme, dans la mesure où il n’est rien, est à plaindre : “ Plaindre, c’est la praxis du nihilisme. [...] Plaindre convient au néant ! ” L’éthique du nihilisme se comprend donc comme éthique de la compassion (essentiellement chrétienne). Elle est éthique de la faiblesse et des faibles. Elle persiste à mesurer les hommes selon leur souffrance et leur capacité (ascétique) à souffrir. Elle ne pense pas qu’ils soient capables de bonheur. L’éthique de souffrance nihiliste ose rencontrer le sujet à la hauteur de sa force. Elle touche le sujet à son endroit faible. Elle maintient que la faiblesse est son être.

L’éthique nihiliste est l’éthique des dépressifs, de ceux qui perçoivent la vie comme un malheur, qui sont sans espoir et sans confiance. L’unique espoir des dépressifs est « l’après-vie ». Le dépressif espère la mort et son après. Ainsi, l’espoir des dépressifs est une sorte de consolation religieuse. Elle paralyse le sujet dans ce monde afin de l’engager à son Au-delà. Le sujet dépressif nihiliste commence à croire en soi comme néant. Il fête son insuffisance et son impuissance, il s’enferme dans son propre néant. Le nihiliste rate la vie et son imprévisibilité. Il ne réussit pas à réaliser, comme le dit Simone de Beauvoir dans l’esprit de l’existentialisme hégélien, la synthèse de “ l’en-soi ” et du “ pour soi ”. C’est pourquoi il veut se “ libérer de sa subjectivité ” :je cite Simone de Beauvoir “ Dans la conscience de ne pouvoir être rien, l’homme décide alors de n’être rien : nous appellerons cette attitude nihiliste. Le nihiliste est proche de l’esprit de sérieux, car au lieu de réaliser sa négativité comme mouvement vivant, il conçoit son anéantissement comme quelque chose de substantiel : il ne veut rien être, et ce néant, duquel il rêve, est encore un être, précisément l’antithèse hégélienne de l’être, un donné fixe. Le nihilisme est le sérieux trompé qui se tourne vers lui-même. ” Le nihiliste rêve de l’absence de mouvement, de l’interruption du devenir (dans le concept). Il rêve de rendre contrôlable la contingence du présent et l’imprévisibilité de l’avenir, d’être protégé de l’inattendu. Ainsi, le sujet nihiliste est sujet d’un calme désiré ardemment. C’est le sujet d’une accalmie imaginaire ou phantasmatique. Il veut neutraliser l’innocence du devenir et sa propre liberté par rapport à cette innocence: “ Il s’agit, dans tous les cas, d’hommes qui veulent ainsi se débarrasser de l’intranquillité de leur liberté car ils se nient eux-mêmes et nient le monde. ”

Le sujet nihiliste est un sujet du déni de soi et du monde. Il investit l’énergie qu’il lui reste à sa propre chute. Vivant, il titille sa mortalité en mettant sa vie en scène comme une mort accélérée. Le sujet nihiliste est sujet de théâtre, de l’exhibition de sa mauvaise conscience et de l’hystérie narcissique. Rien ne lui donne plus grande satisfaction que la publication du soi en tant que néant: “ la mauvaise conscience ”, dit Deleuze, “ est essentiellement hypocrite et comédienne.”

Vivre signifie, pour le sujet du nihilisme, douter de soi sous surveillance d’autrui. Célébrer sa bassesse en tant que victime singulière. Ce que le sujet du nihilisme sacrifie, c’est la vie, ses conflits et les chances de bonheur que le nihiliste remplace par un obscurantisme paranoïaque.