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MARCUS STEINWEG
 

SUJET DU DEPASSEMENT DE SOI

La première phrase de la préface à la première édition de la Critique de la raison pure (1781) dresse le portrait d'une SUBJECTIVITE DECHIREE : “ la raison humaine a cette destinée particulière dans un genre de ses connaissances, d’être accaparée de questions qu’elle ne peut écarter ; car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de la raison humaine. ”

Il appartient à la NATURE DE LA RAISON – à laquelle Kant attribue ici la subjectivité du sujet même, l'être de l'humain – le caractère incontournable de questions qui la dépasse. En se faisant scène d'un DEPASSEMENT DE SOI CONSTITUTIF, la raison est devoir. C'est sa “ destinée ”, dit Kant, au moins “ dans un genre de ses connaissances ” que de se trouver exhortée à exécuter plus qu'elle ne peut factuellement le faire. Car les questions, qui la briment et la mènent à l’“ embarras ”, dépassent tout pouvoir de la raison humaine ”.

Ce sont des questions inhumaines. Des questions qui portent l'être de l'humain aux nécessaires frontières indécidables. Des questions qui dépassent le sujet et qui, en tant que sujet dépassé, l'assombrisse. Des questions, par lesquelles la raison se précipite “ dans l'obscurité et des contradictions d’où elle peut certes conclure que cela doit tenir à des erreurs cachées quelque part, mais sans pouvoir les découvrir, parce que, les principes dont elle se sert, comme ils vont au-delà des limites de toute expérience, ne connaissent plus désormais de pierre de touche prise à l’expérience. Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme Métaphysique.”

La raison est la raison de L'EXPERIENCE DE SOI – en tant que DECHIREMENT DE SOI. Elle fait l'expérience des limites de toutes expériences, de son impossibilité. Elle s'expérimente elle-même comme limite ou comme cas limite, dans la mesure où comme le dit également Kant la métaphysique appartient à la raison “ en tant que perfection de la culture de toute raison humaine ”. L'articulation de soi de la raison est déjà “ métaphysique ” dans le sens où la métaphysique, comme disent les Prolégomènes, “ est donnée dans la constitution naturelle de la raison humaine ”. La dialectique transcendantale (deuxième partie de la logique transcendantale) est l'endroit même de la mise en scène de la métaphysicité de la raison en tant que dépassement de soi transcendantal. Même si le livre dans son intégralité participe à la constitution d'un sujet au-delà de la fausse alternative du “ rationalisme ” et de l' “ empirisme ”, de l’idéalité et de la réalité – alors même qu'il combat simultanément deux voies d'erreurs (la voie de la rêverie ou vision d'esprit de la métaphysique précritique dogmatique et la voie du positivisme et du culte des faits, toujours plus quiétiste).

Il est probable que ce sujet de l'expérience de soi soit beaucoup moins éloigné, qu'on ne le suppose habituellement, de la conception d'un SUJET NOUVEAU chez NIETZSCHE, dont la spécificité décisive est la force et la volonté d'affirmation de l’éternel retour. Ce sujet aussi est sujet de dépassement de soi et de la rotation forcée du sujet : sujet d'une certaine DECAPITATION DE SOI ou de l’affranchissement de sa terre natale. Lou Andreas-Salomé dit de lui qu'il fait de “ lui-même un sans-abri ” en tant que SUJET DU DEVENIR et de son assentiment, qui doit s'affirmer au-delà de ses facultés. Sujet qui apparaît dans la nouvelle philosophie comme SUJET DE L'EXTASE (Heidegger), SUJET DE LA LIBERTE (Sartre), SUJET DU DEHORS (Blanchot), SUJET DU MANQUE ONTOLOGIQUE, du VIDE, du REEL, du NEANT (Lacan, Zizek), SUJET DE LA DESUBJECTIVATION/DECENTRALISATION (Foucault), SUJET DE LA DETERRITORIALISATION (Deleuze/Guattari), SUJET DE L'AUTRE, de la responsabilité et de l'exposition de soi dans une HOSPITALITE HYPERBOLIQUE, SUJET DE LA DIFFERANCE etc. (Levinas, Derrida).

Il s'agit toujours d'un sujet en relation avec le non-subjectif, à l'étranger, à la NON-IDENTITE, à l'autre, tandis que cet autre, cet extérieur ou ce réel, fait le cœur du sujet, sa subjectivité, son être, sa substance. “ Le sujet est le réel ”, dit Zizek. Ce qui veut dire que la subjectivité du sujet, son être, sa substance, sa nature ou son essence repose dans cette ABSENCE DE SUBJECTIVITE, d'être, de substance, de nature ou d'essence. Le concept de sujet ne peut être gagné qu'en relation avec ce qu'il dépasse. Être sujet signifie être sans subjectivité transcendantale, substantielle, essentielle, naturelle. Le SUJET SANS SUBJECTIVITE est sujet d'une ouverture radicale : il est ouvert à la dimension de la fermeture du sujet. C'est là que réside, selon Heidegger, la “ grandeur intérieure de l'être humain ”, dans la possibilité d'aller au-delà de soi. Être autre par rapport à ce qu'il est factuellement.

Peut-être que Nietzsche a contribué à l'approfondissement de la figure kantienne d'un SUJET DE L'EXAGERATION DE SOI. Peut-être que penser avec Nietzsche cela signifie être kantien dans un sens non dogmatique. Peut-être que Kant et Nietzsche ouvrent, par leur complémentarité, incompatibilité et complicité muette, la zone d'une AUTRE METAPHYSIQUE. Pour autant que nous comprenons par métaphysique la zone d'une subjectivité s'affirmant contre elle-même.

La Critique de la raison pure est le fondement de soi métaphysique de la métaphysique, “ métaphysique de la métaphysique ” comme Kant l'écrit dans la lettre à Markus Herz du 11 mai 1781. C'est la subjectivité en tant que telle qui questionne sa constitution transcendantale afin de s'établir comme le champ d'une intranquillité métaphysique “ La métaphysique ”, dira Heidegger, “ est une question, par laquelle nous questionnons au sein du tout de l'étant et ainsi, nous questionnons le fait que nous, qui posons la question, soyons inclus dans la question posée. ” En tant qu’“ événement fondamental du Dasein humain ”, la métaphysique (la philosophie) est “ l’ultime débat et discussion de l’être humain, qui le saisit toujours en entier ”. La vérité de la philosophie est “ essentiellement celle du Dasein humain ”, qui se meut, “ bien qu’étant perpétuellement dans une situation qui n’est pas favorable ”, mais qui parvient tout de même à la liberté.

La Critique de la raison pure se situe dans le champ de tension crée par l’impuissance et la souveraineté. La Critique de la raison pure en tant que fondement de soi métaphysique est questionnement de soi et remise en question de soi de la raison et de sa liberté. Avant d’être la métaphysique même (la métaphysique qui articule ses possibilités et ses limites), elle est la forme dans laquelle la subjectivité advient en tant que telle. Le sujet de la métaphysique et la métaphysique comme sujet sont des noms du mouvement de soi d’une raison exigée de son non-être. La raison n’est pas ce qui exclut la non-raison. Elle est l’être d’un sujet qui reste ouvert à ses limites, à sa non-subjectivité.

Le sujet de cette auto-limitation se délimite par cette ouverture. Il est ouvert à une fermeture, qui limite infiniment son être. Ceci est la tension qui fait trembler le sujet : ouvert à la fermeture et être fermé (aveugle, dérangé, fou) par rapport à l’ouvert (à la dimension de la vérité pure, de la sphère du savoir absolu). Le sujet est déchiré entre l’ouvert et la fermeture. Il oscille entre les univers de la lumière et de l’obscurité, entre la vie et la mort, entre la nuit et le jour. C’est le sujet de cet entre-deux, entre-sujet d’un mouvement oscillatoire, qui le singularise sans fin.