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MARCUS STEINWEG
 

SURVIVRE : BARTLEBY ET ODRADEK

Je voudrais parler de liberté, de mort et de souci. Et du moment d’une certaine survie qui, dans la pensée de Foucault, s’appelle subjectivation.

Bartleby me conduit à la limite de la mort, où la mort elle-même, au lieu de limiter la vie, touche à ses limites. Bartleby est aussi le nom de cette limite, qui attribue à la mort une impuissance essentielle. Cette mort, qui accompagne tous les refus de Bartleby, pour aboutir, au dénouement de l’histoire, à ce corps d’un auxiliaire fantomatique d’écriture comme un cadavre répugnant. Bartleby va habiter cette mort avec la résistance de celui qui refuse de mourir : je préfère ne pas, dira-t-il – I would prefer not to –, et de redevenir silencieux.

On pense au souci du père au foyer dans l’histoire éponyme de Kafka, l’histoire d’Odradek, qui tout comme Bartleby vient de « rien » pour sombrer dans l’incertitude. Odradek insiste aussi par une présence, qui est absence, disparition ou échappée. “ Comment t’appelles-tu donc? ”, lui demande-t-on. “ Odradek ”, dit-il. “ Et où habites-tu? ” “ Lieu de résidence indéterminée, dit-il et en riant ” Comme si Odradek habitait son nom comme une absence de nom essentielle. Odradek, qui, après qu’il eut été jeté dehors du cabinet, “ s’appuie contre l’escalier ”.

“ Lorsque je montai l’escalier menant à mon ancien cabinet”, rapporte le narrateur de l’histoire de Melville, “ Bartleby était assis là sur la rampe des escaliers silencieux. “ Que faites-vous là, Bartleby? ” demandai-je. “ Je suis assis sur la rampe ”, répondit-il doucement. ”

Effectivement, Bartleby et Odradek paraissent partager cette sobriété ontologique, l’indétermination adamique à être une singularité pure. “ Être en tant qu’être, et rien de plus ” dit Deleuze, un sujet “ sans référence, sans propriétaire, sans qualité, sans particularité”, “ sans passé, ni futur”, Bartleby “ est pour l’instant”, l’être sans nom, à venir. Toni Negri et Michael Hardt font également référence à Bartleby en tant qu’ “ homme sans qualité ” (La référence à Musil se retrouve aussi chez Deleuze), qui est “ simple humain et rien d’autre ”, “ être en soi”, “ humanité nue”, “ vie nue”, “ universalité nue”, afin d’en faire l’avant-gardiste du rêve d’une nouvelle communauté de singularités. La “ politique du refus”, de laquelle Bartleby est exemplaire, de l’Être-opposé, comme cela s’appelle dans l’Empire, semble être liée chez Deleuze, chez Hardt/Negri et chez Giorgio Agamben avec l’espoir d’une nouvelle universalité.

C’est l’universalité des singularités, des singularité-sujets, des sujets sans singularités. Universalité est le nom de ce “ sans.” Elle n’est rien d’autre que le titre d’un vide formel, qui habite le sujet concret comme un désert ou un océan sans fin. Les singularité-sujets sont les sujets de cet océan et de ce désert. Leur seule qualité est le manque de qualités. Les singularité-sujets sont, de ce fait, d’une certaine manière des morts vivants. Leur concrétion, qui fait d’eux une vie singulière, est de l’ordre du répétitif, de l’ordre d’une subjectivité universelle. C’est cette universalité qui lie le sujet et sa finitude à sa mort. Dans cette mesure, elle l’insère, ainsi que Derrida l’a montré, dans la dimension de l’“ en tant que tel ” c’est-à-dire dans la dimension de sa forme invivable pure (en tant que telle). Universalité est le nom de cette forme, l’état du sujet, avant qu’il ne commence à vivre. Elle marque l’être-mort primordial du sujet autant que ceci seulement débute au dénouement d’un être-mort originel et sa vie se passe en tant que survie d’un mort (sur)vivant.

La tentative est grande de lier cette universalité, qui ne s’affirme pas toujours à raison contre le sujet transcendantal (dans la mesure où ce sujet est tenu par l’unité de la conscience de soi que Kant appelle apperception transcendantale) avec le souci du père au foyer de l’histoire de Kafka. “ Il ne cause visiblement de mal à personne ”, dit-il à propos d’Odradek, “ mais l’idée, qu’il doive me survivre, m’est presque douloureuse. ” Comme si ce souci d’une “ sombre prémonition ” de l’avocat chez Melville tente de répondre tel un écho :

“ Puis, la pensée monta en moi que Bartleby pourrait probablement vivre longtemps et continuer jusqu’à la fin de ses jours à habiter dans mes murs et à ne pas reconnaître mon autorité, à effrayer mes visiteurs, à porter ombrage à ma réputation, à assombrir mon cabinet avec sa tristesse, jusqu’à la fin tenir corps et âme avec ses économies [...] et finalement à me survivre encore [...] ”

Le sujet – s’il est sujet – qu’il se nomme Bartleby ou Odradek, est une menace par cette insistance à survivre. Ce n’est pas seulement la force de survivre aux autres (de vivre plus longtemps que les deux narrateurs de Kafka et de Melville ; ces derniers sont ébranlés à l’idée de cette survie), cela peut résister à la mort même et ainsi à soi-même, à sa propre finitude. Cela a la faculté de persister en tant que mort vivant.

Peut-être que Bartleby n’est rien d’autre qu’un esprit, qui refuse de mourir. Vivre – qui résiste à l’affliction de la mort avec une douceur démesurée. Dès lors résister à la mort ne signifie pas ne pas mourir. Bartleby pourrait être de cette sorte de mort vivant qui dépasse la mort pour continuer à exister comme un esprit, comme impossibilité de cette mort. Bartleby aurait réuni la mort et la vie dans un mouvement nouveau, qui n’exclut pas leur compossibilité en tant que sujet de la survie et d’une certaine survie de soi.