artmap.com
 
MARCUS STEINWEG
 

SURVOL ABSOLU

L’affirmation du présent ne doit pas se nier dans la confirmation de ses formes d’apparences et des dispositifs de force. Le nouveau réalisme exige que le sujet s’accélère dans la réalité au-delà de la réalité, afin d’être plus réel que la (vieille) réalité. La pensée “ est à son “ lieu et place ”, elle intensifie, si l’on veut, soi en soi-même ou le mouvement de sa propre intensité également. ”105

Le sujet se confirme en s’inscrivant dans la zone hyperboréenne, afin de risquer l’excès de la forme, prise jusqu’alors, dans l’acte de cette inscription. Se consacrer à l’ici-et-maintenant sans s’y livrer, n’est-ce pas la particularité structurelle d’une utopie déterminée ? Dans quelle mesure, une certaine Amérique et le rêve, que certains font d’elle, américains ou non, sont liés à cette impossibilité, à l’ambivalence d’un lieu, qui n’est pas un lieu, mais un non-lieu, une localité impossible? Dans “ l’Amérique ”, dans quelle mesure se croise l’Amérique réelle, relative, spatio-temporellement identifiable avec son propre rêve, de l’utopie américaine d’une Amérique absolue, qui domine encore l’horizon européen en tant que terre natale de l’espoir? Si l’Amérique forme l’horizon de l’Europe, tout comme l’Europe est l’origine refoulée de l’Amérique, le mariage de l’horizon et de l’origine en tant que devenir peut être célébré (le devenir-europe de l’Amérique et le devenir-amérique de l’Europe), son imprévisibilité appartient à l’histoire partagée de la conscience européenne et américaine?

Le sujet transcendantal est une invention européenne. Toutefois, sa vérité est transeuropéenne : avant que la nouvelle du nouveau monde n’atteigne l’Europe, elle s’est déjà placée dans l’horizon d’une certaine “ Amérique ”. La vérité de l’Europe est “ américaine ” aussi longtemps que sous le terme “ Amérique ” (sous la structure ontologique que nous appelons “ Amérique ”) nous mettons en relation la tendance à la déterritorialisation et à la délimitation de soi. Au cours de son histoire, elle porte le sujet au-delà de lui-même et le laisse faire une chaîne d’expériences indéterminées et révolutives.

“ La démocratie américaine ne bâtit-elle pas sur le démocratie de l’exode, sur les valeurs affirmatives et non dialectiques, sur le pluralisme et la liberté? ”106

Le sujet, disent Deleuze et Guattari, le sujet de cette certaine “ Amérique ” se survole. C’est un “ survol absolu ” en se liant avec “ ce qu’il y a de réel ici et maintenant dans la lutte contre le capitalisme. ” L’utopie, après que l’on ait distinguée l’utopie “ libertaire, révolutionnaire, immanente ” des “ utopies autoritaires ” de la transcendance, décrit la “ relation de la philosophie ou du concept ”, c’est-à-dire du sujet survolant, “ au milieu environnant. ”107 Affirmer le discours émancipateur dans sa forme élémentaire et nécessaire, renvoie toujours également à cette “ utopie ” immanente (la réserve vis-à-vis du mot est connue et nécessaire) ou à affirmer l’espoir. Cela signifie tenir à “ une expérience messianique ”, dont parle Derrida, que se situe “ ici-et-maintenant ”.108

L’utopie, la révolution et le messianique portent la pensée immédiatement dans les régions compliquées du cœur du capital. Le capital n’est peut-être rien d’autre que le cœur, le muscle central du système symbolique. Le capital propose en plus les moyens de sa propre remise en question : qui pourrait affirmer qu’il s’affirme par son acéphalie parfaite contre le capital, sans une certaine tête (caput), sans la souveraineté, l’autorité et la puissance de terrassement d’un certain capital ? Le principe de la tête, de la « guidance » et de la conduite orientée peut avoir rencontré le manque de principe nécessaire, l’anarchie acéphale et la dépense spéculative. Dans cette rencontre, il s’agit cependant d’une autoaffection, même si elle est asymétrique, de l’irréductible indécidabilité de l’étrangeté à soi du capital. La poésie du capital possède sa propre polyphonie. Elle ne se laisse pas inscrire dans le système des investissements calculateurs, son utopie libérale y compris, sans déstabiliser ce système avec sa tendance excessive à l’anéantissement du capital spéculatif.

Rorty limite le pragmatisme à l’utopie libérale dont le souhait fondamental est de minimiser la cruauté. Différemment que chez Deleuze, ceci a l’inconvénient de réduire les hypothèses pragmatiques à l’Amérique reterritorialisé : aux USA à l’idéologie de la prospérité libérale, au soi-disant marché du libre-échange, à la morale de la conscience religieuse, au pluralisme social, en tant que fondement, le calcul fatal “ winner-looser ”. L’Amérique reterritorialisée n’est pas l’Amérique de la liberté. C’est l’Amérique du calcul étatique, de la politique interne et externe. C’est l’Amérique de l’administration de soi militaire, économique, culturelle, sociale, religieuse et morale, policière dans le sens de Rancière.

Cependant, il semble s’agir de l’administration de la liberté ou d’un certain capital de liberté, tandis que les systèmes non démocratiques se légitiment par le contrôle de l’aliénation de ses citoyens. Le capital (en tant que principe de dépense de soi joueuse) pousse le sujet au-delà de ses limites. Il lui demande une victime capitale. Afin d’être sujet, le sujet doit se risquer en tant que capital-sujet. Il se perd dans la singularité d’affects concrets, qui lui interdissent le retour dans l’ancienne forme de sa téléologie transcendantale-européenne. Il devient sans but et moyen. Il perd ses qualités. Néanmoins, il produit à partir de son vide indéfini une nouvelle identité et un nouveau “ principe ”.