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MARCUS STEINWEG
 

VÉRITÉ ET CERTITUDE

Le sujet de la démocratie (dans la mesure où nous le distinguons d’un sujet démocratisé) est sujet hyperbolique de l’amour de la vérité. Il aime, il affirme et défend une vérité, qui fait tournoyer son identité objective (sociopolitique, culturelle, etc...). C’est cela qui le distingue du sujet politique de l’opinion : il se refuse au confort et à la sécurité de la doxa dans l’affirmation aimante de la vérité. Car la vérité, qui se porte garante de ce sujet, est tout sauf certaine. La certitude (certitudo) n’existe qu’au côté de la doxa, de la saine raison humaine et de ses images du monde et de soi toujours conservatrices.

Ce qui distingue la vérité de la certitude, c’est qu’elle est folle. L’espace de la vérité, de la diaphora, de l’indifférenciabilité, du chaos, est l’espace d’une folie irréductible, primordiale à laquelle le sujet est originellement abandonné. Être sujet signifie se mettre en relation explicite à cette vérité, qui “ est ” à la fois non-vérité, lethe (secret, oubli) aussi bien aletheia (manifeste, dévoilement). C’est cet “ aussi bien ”, cette incroyable simultanéité et cette égalité (de naissance) ou cette origine identique de la vérité et de la non-vérité ”, qui tient, dès le début, le sujet en haleine. Le sujet de cette simultanéité monstrueuse est de ce fait un sujet de l’inquiétude. Il vit son être comme scène de l’association conflictuelle du non-associable, de la compossibilité de la mort et de la vie, du début et de la fin, de l’origine et de l’horizon.

Les affirmations de la vérité et les amours de la vérité adviennent quand le sujet prend sur lui le fardeau de cette compossibilité, sans être passif par rapport à cet héritage ontologique. C’est le drame de cet héritage qu’esquivent les sujets de l’opinion en privilégiant la certitude sur la vérité. Car insérer cette préférence ontologique dans la certitude signifie laisser pénétrer le phantasme d’une harmonie à la place de tout conflit originel. La certitude coopérera toujours avec une sorte d’obscurantisme de l’apaisement de soi. Elle est en coalition avec la tendance la plus angoissée, sentimentale ou simplement mystificatrice du sujet de l’opinion, pour tout faire afin de substituer à l’expérience troublante de l’indécidabilité (c’est-à-dire de la vérité, qui est à la fois non-vérité) par toute sorte d’idylle construite, une métaphysique de l’apaisement de soi.

La raison démocratique – Il semble qu’il s’agisse d’une tautologie : y a-t-il jamais eu d’autre raison que démocratique depuis que le terme de démocratie implique l’idée d’un ratio dialoguiste, d’une subjectivité communicative ? On pourrait penser que l’essence de la raison, voire même l’essence de la philosophie, vu qu’elle représente le mouvement de la raison dans toute sa multiplicité, est la démocratie, le principe d’une ratio divisée, par exemple dans le dialogue (parlementaire ou pas), dans le principe d’une autorité divisée.

La formule de la raison démocratique semble justement conjurer l’évidence selon laquelle il n’existerait pas de raison qui ne soit démocratique et pas de démocratie qui ne soit raisonnable. Et pourtant : peut-être n’y a-t-il rien de moins évident que cette évidence qui semble esquisser grossièrement la totalité de l’espace de la culture occidentale du logos. Peut-être le dilemme de cette culture réside-t-il précisément dans le fait qu’elle s’est vouée dès le départ à un principe d’évidence qui est plus sombre, plus déraisonnable ou plus fou qu’elle ne pouvait l’admettre. Peut-être la lumière de l’évidence, qui illumine les avant-cours et les halls des architectures philosophiques du logos, est-elle la fiction originelle, le fantasme cardinal aveuglant d’une raison qui se veut raisonnable. Peut-être la philosophie sert-elle uniquement à évincer un endroit sombre au cœur de son évidence, à faire disparaître une tache aveugle à l’aide d’un fondu enchaîné, par une sorte d’éclairage excessif qui génère une propre forme d’obscurantisme.

C’est l’obscurantisme de la lumière, un trop de lumière qui enchaîne le logos à un principe d’évidence qui lui procure l’illusion d’une identité raisonnable. Comme si le logos n’était pas en même temps, et n’avait pas toujours été, le principe du manque de principes. Comme s’il ne “ savait ” pas dès le départ qu’il est né d’un non-savoir radical qui échappe à sa souveraineté. Comme si la clarté proprement dite, l’autre évidence, de la raison occidentale n’était pas justement le fait qu’elle se précipite vers un soir, un crépuscule et une nuit, sans pouvoir encore comprendre la raison ou l’abîme de cette accélération. La raison occidentale surgit de la nuit de ce non-savoir élémentaire pour se plonger dans la nuit d’un avenir aussi obscur et aussi imprévisible que sa propre origine.

La formule de la raison démocratique ne peut donc servir qu’à affirmer aussi souverainement et aussi résolument que possible l’ouverture de cette raison sur une non-raison, la condition de la possibilité d’un sujet démocratique qui, en restant en mouvement, se soustrait à la réduction de l’évidence du démocratique. En se dirigeant vers sa limite et vers la sphère de son indécidabilité.