Jesus Rafael Soto
10 Jan - 28 Feb 2015
JESUS RAFAEL SOTO
Chronochrome
10 January - 28 February 2015
La Galerie Perrotin présente « Chronochrome », une double exposition de Jesús Rafael Soto (1923-2005), occupant simultanément les espaces de Paris et New York. Organisée en collaboration avec l’Estate de l’artiste, l'exposition dont le commissariat a été confié à Matthieu Poirier, comporte une soixantaine d’œuvres réalisées entre 1957 et 2003 en provenance de la succession ou de musées. L'événement s’inscrit dans le courant actuel de redécouverte de l’œuvre de Soto, avec le Musée national d’art moderne - Centre Georges Pompidou, qui lui a consacré une rétrospective (2013), ainsi que les expositions « Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. 1913-2013 » (2013) aux Galeries nationales du Grand Palais et «ZERO: Countdown to Tomorrow, 1950s–60s», actuellement au Guggenheim Museum à New York, quarante ans après la grande rétrospective de Soto dans le bâtiment de Frank Lloyd Wright en 1974.
Chez Soto, l’expérience de l'œuvre a lieu dans la durée et l’espace réels de la perception. Le terme « chronochrome » traduit ici l’exploration temporelle et hautement vibratoire de la monochromie chez celui qui fut un ami proche d’Yves Klein, en ce sens que la couleur pigmentaire délaisse, le plus souvent, le support stable du plan pour accéder au rang de pur phénomène perceptuel.
Né au Venezuela en 1923, Jesús Rafael Soto reçoit sa formation à l’École des Beaux-Arts de Caracas et s’installe à Paris en 1950, où il résidera principalement jusqu’à sa disparition en 2005. Son œuvre se définit progressivement à partir de ses premières réalisations parisiennes, sous l’influence du néo-plasticisme de Piet Mondrian et des théories de Laszló Moholy-Nagy sur la lumière et la transparence exposées dans son ouvrage Vision in motion.
Les années 1950 sont ainsi celles de ses premières « vibrations optiques », dont le principe constitutif se retrouvera ensuite dans la quasi-totalité de ses réalisations. Il s’agit le plus souvent d’un jeu entre des trames qui sont placées dans l’espace sur deux registres distants de plusieurs centimètres. La première d’entre elles, irrégulière et transparente, est constituée tantôt de motifs sérigraphiés, tantôt de tiges peintes. La seconde est, quant à elle, située en retrait et peinte de fines lignes verticales noires et blanches. Ce rapport entre fond et forme est crucial : il génère visuellement un effet ondoyant et changeant (moiré), ceci dès la plus infime variation du point de vue de l’observateur. Abandonnant dès lors le tableau bidimensionnel, Soto se consacre sans relâche à ces « reliefs ». Le vide, laissé entre les interstices, y occupe une place considérable, de la même façon que dans ses nombreuses sculptures en volume, agencées quant à elles en une pluie de tiges ou fils colorés fixés à un dais et/ou un socle. Dans ces volumes, qu’il qualifie souvent de « virtuels », s’opposent d'une part la simplicité du fait matériel et la complexité de l’effet immatériel mais aussi, d'autre part, la neutralité de la couleur seule et la mobilité rythmique de la vibration.
Ses œuvres, dont les données varient selon la direction considérée, suscitent ainsi une réaction motrice chez leur observateur. Cette propriété dynamogène est mal comprise chez Soto lors de son émergence, tout comme elle l'est chez Heinz Mack ou Bridget Riley. Soto, alors, est vu comme le héros d’un art alternativement qualifié de « cinétique » ou d'« optique » – ce dont l’artiste, soucieux d'affirmer sa singularité, se défend régulièrement. S’il décline ainsi l’invitation qui lui est faite de participer à l’exposition « The Responsive Eye » au Museum of Modern Art à New York en 1965 au motif que Victor Vasarely et ses tableaux purement « optiques », justement, occupent une trop grande importance, l’approche de Soto relève pourtant de ce que le commissaire William Seitz qualifie d’« abstraction perceptuelle » : une forme d’art non figuratif relevant de la phénoménologie et faisant de la perception spatio-visuelle un médium en soi.
« Chronochrome » se fait aussi l’écho de l’exposition consacrée à l’artiste en 1969 par l’ARC / Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Dans le catalogue, Jean Clay souligne la dimension hautement spirituelle de la « dématérialisation radicale » menée par l’artiste. Il cite ainsi Kasimir Malevitch, lequel s’en prenait, plus de cinquante auparavant, au cadre théorique qui, selon lui, gouvernait la pourtant très jeune peinture abstraite : « Alors, affirme donc Jean Clay, se réalise [la] prophétie [de Malevitch] en 1919 : "Celui qui fait des constructions abstraites, et qui se fonde sur des rapports mutuels des couleurs au sein du tableau, celui-là est encore enfermé dans le monde de l’esthétique, au lieu de baigner dans la philosophie" ». De l’abstraction radicale du constructiviste à celle du cinétiste, il s’agit d’échapper à cette logique de fermeture picturale : l’œuvre se doit d’être « ouverte », pour reprendre l’expression formulée par Umberto Eco à propos de l’art cinétique notamment. Jean Clay semble trouver l’incarnation ultime de cette logique dans les Pénétrables de Soto (dès 1967). Il présente ainsi cette pluie de fins tubes de plastique translucides et colorés comme l’ultime développement de l’« espace ambivalent » qui se fait jour dans les premiers reliefs de plexiglas des années 1950.
Les dimensions modestes des travaux plus anciens ne proscrivent pourtant nullement cet impact visuel et spatial. Bien au contraire, affirme par ailleurs Jean Clay, Soto obtient, « par le jeu des rayures diversement inclinées, d’étonnants effets de pesanteur inégale, comme si chaque plaque correspondait à l’atmosphère d’une
planète différente, comme si chaque série de rayures obéissait différemment aux lois de l’attraction universelle [...] Un pas de côté et tout un jeu de lévitations divergentes se met en branle, créant la sensation troublante que des règles physiques contradictoires règnent simultanément sur le micro-espace que Soto a su prendre au piège. » Il s’agit donc bel et bien d’une expérience psycho-physiologique (et non pas imaginaire) de l’apesanteur qui est en jeu, au sein d’un univers traversé de forces qualifiées de « noneuclidiennes », c’est-à-dire échappant à l’appréhension rationnelle
Les œuvres rassemblées aujourd’hui à la Galerie Perrotin à Paris et à New York peuvent s’avérer déroutantes, vertigineuses et insaisissables. L’œil – mais aussi parfois le corps, au sein du Pénétrable –, subtilement piégés, errent sans fin dans des espaces atomisés, oscillant entre tableau et sculpture, objet et image. En envahissant notre espace perceptif sans jamais se laisser saisir pleinement, une œuvre de Soto, pour le dire avec Henri Bergson, est un objet que personne n’a jamais vu et ne verra jamais dans sa totalité. Que ce soit par le biais d’un relief mural, d’une sculpture en ronde-bosse ou encore d’un environnement, c’est à une expérience singulière, renouvelée à chaque contemplation que nous invite l’artiste : celle d’une incomplétude, d’un continuum espace-temps dont le récit et l’image failliront toujours à rendre compte. C’est là peut-être la première qualité de ce staccato monochrome, où le tableau et la sculpture traditionnels, singulièrement malmenés, se décomposent dans le temps et dans l’espace, une telle singularité esthétique faisant de Soto non seulement un acteur majeur de l’histoire de l’abstraction, mais aussi de l’art moderne et contemporain.
Matthieu Poirier est docteur en histoire de l’art de l’Université Paris-Sorbonne, où il a enseigné. Ancien pensionnaire du Centre allemand d’histoire de l’art, il a récemment organisé et co-organisé les expositions « Post-Op » à la Galerie Perrotin (2014), « Dynamo » aux Galeries nationales du Grand Palais et « Julio Le Parc » au Palais de Tokyo (2013).
Chronochrome
10 January - 28 February 2015
La Galerie Perrotin présente « Chronochrome », une double exposition de Jesús Rafael Soto (1923-2005), occupant simultanément les espaces de Paris et New York. Organisée en collaboration avec l’Estate de l’artiste, l'exposition dont le commissariat a été confié à Matthieu Poirier, comporte une soixantaine d’œuvres réalisées entre 1957 et 2003 en provenance de la succession ou de musées. L'événement s’inscrit dans le courant actuel de redécouverte de l’œuvre de Soto, avec le Musée national d’art moderne - Centre Georges Pompidou, qui lui a consacré une rétrospective (2013), ainsi que les expositions « Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. 1913-2013 » (2013) aux Galeries nationales du Grand Palais et «ZERO: Countdown to Tomorrow, 1950s–60s», actuellement au Guggenheim Museum à New York, quarante ans après la grande rétrospective de Soto dans le bâtiment de Frank Lloyd Wright en 1974.
Chez Soto, l’expérience de l'œuvre a lieu dans la durée et l’espace réels de la perception. Le terme « chronochrome » traduit ici l’exploration temporelle et hautement vibratoire de la monochromie chez celui qui fut un ami proche d’Yves Klein, en ce sens que la couleur pigmentaire délaisse, le plus souvent, le support stable du plan pour accéder au rang de pur phénomène perceptuel.
Né au Venezuela en 1923, Jesús Rafael Soto reçoit sa formation à l’École des Beaux-Arts de Caracas et s’installe à Paris en 1950, où il résidera principalement jusqu’à sa disparition en 2005. Son œuvre se définit progressivement à partir de ses premières réalisations parisiennes, sous l’influence du néo-plasticisme de Piet Mondrian et des théories de Laszló Moholy-Nagy sur la lumière et la transparence exposées dans son ouvrage Vision in motion.
Les années 1950 sont ainsi celles de ses premières « vibrations optiques », dont le principe constitutif se retrouvera ensuite dans la quasi-totalité de ses réalisations. Il s’agit le plus souvent d’un jeu entre des trames qui sont placées dans l’espace sur deux registres distants de plusieurs centimètres. La première d’entre elles, irrégulière et transparente, est constituée tantôt de motifs sérigraphiés, tantôt de tiges peintes. La seconde est, quant à elle, située en retrait et peinte de fines lignes verticales noires et blanches. Ce rapport entre fond et forme est crucial : il génère visuellement un effet ondoyant et changeant (moiré), ceci dès la plus infime variation du point de vue de l’observateur. Abandonnant dès lors le tableau bidimensionnel, Soto se consacre sans relâche à ces « reliefs ». Le vide, laissé entre les interstices, y occupe une place considérable, de la même façon que dans ses nombreuses sculptures en volume, agencées quant à elles en une pluie de tiges ou fils colorés fixés à un dais et/ou un socle. Dans ces volumes, qu’il qualifie souvent de « virtuels », s’opposent d'une part la simplicité du fait matériel et la complexité de l’effet immatériel mais aussi, d'autre part, la neutralité de la couleur seule et la mobilité rythmique de la vibration.
Ses œuvres, dont les données varient selon la direction considérée, suscitent ainsi une réaction motrice chez leur observateur. Cette propriété dynamogène est mal comprise chez Soto lors de son émergence, tout comme elle l'est chez Heinz Mack ou Bridget Riley. Soto, alors, est vu comme le héros d’un art alternativement qualifié de « cinétique » ou d'« optique » – ce dont l’artiste, soucieux d'affirmer sa singularité, se défend régulièrement. S’il décline ainsi l’invitation qui lui est faite de participer à l’exposition « The Responsive Eye » au Museum of Modern Art à New York en 1965 au motif que Victor Vasarely et ses tableaux purement « optiques », justement, occupent une trop grande importance, l’approche de Soto relève pourtant de ce que le commissaire William Seitz qualifie d’« abstraction perceptuelle » : une forme d’art non figuratif relevant de la phénoménologie et faisant de la perception spatio-visuelle un médium en soi.
« Chronochrome » se fait aussi l’écho de l’exposition consacrée à l’artiste en 1969 par l’ARC / Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Dans le catalogue, Jean Clay souligne la dimension hautement spirituelle de la « dématérialisation radicale » menée par l’artiste. Il cite ainsi Kasimir Malevitch, lequel s’en prenait, plus de cinquante auparavant, au cadre théorique qui, selon lui, gouvernait la pourtant très jeune peinture abstraite : « Alors, affirme donc Jean Clay, se réalise [la] prophétie [de Malevitch] en 1919 : "Celui qui fait des constructions abstraites, et qui se fonde sur des rapports mutuels des couleurs au sein du tableau, celui-là est encore enfermé dans le monde de l’esthétique, au lieu de baigner dans la philosophie" ». De l’abstraction radicale du constructiviste à celle du cinétiste, il s’agit d’échapper à cette logique de fermeture picturale : l’œuvre se doit d’être « ouverte », pour reprendre l’expression formulée par Umberto Eco à propos de l’art cinétique notamment. Jean Clay semble trouver l’incarnation ultime de cette logique dans les Pénétrables de Soto (dès 1967). Il présente ainsi cette pluie de fins tubes de plastique translucides et colorés comme l’ultime développement de l’« espace ambivalent » qui se fait jour dans les premiers reliefs de plexiglas des années 1950.
Les dimensions modestes des travaux plus anciens ne proscrivent pourtant nullement cet impact visuel et spatial. Bien au contraire, affirme par ailleurs Jean Clay, Soto obtient, « par le jeu des rayures diversement inclinées, d’étonnants effets de pesanteur inégale, comme si chaque plaque correspondait à l’atmosphère d’une
planète différente, comme si chaque série de rayures obéissait différemment aux lois de l’attraction universelle [...] Un pas de côté et tout un jeu de lévitations divergentes se met en branle, créant la sensation troublante que des règles physiques contradictoires règnent simultanément sur le micro-espace que Soto a su prendre au piège. » Il s’agit donc bel et bien d’une expérience psycho-physiologique (et non pas imaginaire) de l’apesanteur qui est en jeu, au sein d’un univers traversé de forces qualifiées de « noneuclidiennes », c’est-à-dire échappant à l’appréhension rationnelle
Les œuvres rassemblées aujourd’hui à la Galerie Perrotin à Paris et à New York peuvent s’avérer déroutantes, vertigineuses et insaisissables. L’œil – mais aussi parfois le corps, au sein du Pénétrable –, subtilement piégés, errent sans fin dans des espaces atomisés, oscillant entre tableau et sculpture, objet et image. En envahissant notre espace perceptif sans jamais se laisser saisir pleinement, une œuvre de Soto, pour le dire avec Henri Bergson, est un objet que personne n’a jamais vu et ne verra jamais dans sa totalité. Que ce soit par le biais d’un relief mural, d’une sculpture en ronde-bosse ou encore d’un environnement, c’est à une expérience singulière, renouvelée à chaque contemplation que nous invite l’artiste : celle d’une incomplétude, d’un continuum espace-temps dont le récit et l’image failliront toujours à rendre compte. C’est là peut-être la première qualité de ce staccato monochrome, où le tableau et la sculpture traditionnels, singulièrement malmenés, se décomposent dans le temps et dans l’espace, une telle singularité esthétique faisant de Soto non seulement un acteur majeur de l’histoire de l’abstraction, mais aussi de l’art moderne et contemporain.
Matthieu Poirier est docteur en histoire de l’art de l’Université Paris-Sorbonne, où il a enseigné. Ancien pensionnaire du Centre allemand d’histoire de l’art, il a récemment organisé et co-organisé les expositions « Post-Op » à la Galerie Perrotin (2014), « Dynamo » aux Galeries nationales du Grand Palais et « Julio Le Parc » au Palais de Tokyo (2013).