Julien Audebert
Another green world
23 Jan - 07 Mar 2020
JULIEN AUDEBERT
Another green world
23 janvier - 7 mars 2020
Il est un lieu commun dans l’histoire de l’art où le commentaire s’est appliqué à élucider les revirements personnels des œuvres d’avant-garde dans une pratique picturale traditionnelle. Soit l’un de ces éternels « retours » dont il a toujours été question d’actualiser la fonction critique. Si d’aucuns se posent une telle question au cœur de cette éruption florale, gageons premièrement que la force d’interpellation de la peinture figurative perçue comme un geste régressif serait inépuisable, deuxièmement qu’il s’agit bien d’une pratique adaptée à un climat de crise (sans compter qu’elle se passe d’électricité et ne craint pas le collapse informatique).
« Another green world », la nouvelle exposition de Julien Audebert à la galerie Art : Concept fait une large place à des peintures de fleurs et des tableaux de paysage (faits à la main). Et cela pourra surprendre quand le travail s’est signalé ces dix dernières années par une analyse critique de la production et de la réception des images (mécaniques) dans divers processus de déconstructions et réagencements. L’on pourra se demander ce qui subsiste du thème de l’Histoire, jusqu’ici prédominant, dans une exposition où la figure humaine est absente et où seule une date est énoncée (1798). Aussi, cette soudaine envolée naturaliste, du moins cette ambiance bucolique, ou encore la répétition accentuée du motif floral auraient-elles définitivement soldé celui de la guerre, pourtant central dans la précédente exposition (« Périodes », 2016) – et tout cela sur un air décontracté de Brian Eno, à qui l’artiste emprunte son titre ? À ces antilogies s’ajouterait l’emprunt au registre du décoratif et aux techniques des arts mineurs en remplacement de la références aux classiques du cinéma et aux grandes œuvres littéraires (J. Renoir, S. Einsentein, E. Muybridge, W. Benjamin, J. Michelet...). De même, l’évocation du champ de bataille (Nocturnes), ou d’une échelle spatio-temporelle cosmique (Mars & Venus, phases d’opposition) qui cartographiait « Périodes », se serait-elle étriquée dans la référence à l’espace domestique auquel se prédestinent ces peintures sur cuivre dont le format et le support renvoient en partie à l’art de l’émail répandu en Europe du nord entre le XVIe et le XVIIIe siècle ?
C’est peut-être le nombre qui rend suspecte à nos yeux cette collection de portraits de fleurs, même si le titre générique, Les obsidionales, indique sans détour qu’il s’agit d’un inventaire botanique. Car ces petites plaques aux reflets chauds provoquent d’autres réminiscences : peut-être de ces icônes portatives qui auraient été montrées aux peuples précolombiens et qu’il aurait suffit de dévoiler sous le soleil des Andes pour qu’agisse leur pouvoir d’édification... Il serait logique de retomber ici sur le culte primitif des images, où les signes fantômes apparaissent quand la perception est compensée par la projection ; où, somme toute, le rapport entre ce qui est vu et ce qui est donné à voir est le plus instable.
« Peut-être que mon cerveau s’est transformé en sable », chante Eno. Plus loin, on aperçoit le niveau de l’eau au-dessus de la cime des sapins, dans les paysages engloutis de la série Eden. Notons que ce se sont là encore des peintures d’images et que ces images d’aquariums, où la vitre et la surface de la toile se fondent en un seul écran, projettent une superposition d’images. Encore un reflet flou qui condense plusieurs représentations : fantasmes d’une nature vierge ordonnée pour l’œil humain, où l’artiste repêche des modèles de compositions picturales du XVIIIe siècle (qui conviennent aussi à remémorer la scène d’ouverture de Bambi). D’ailleurs il se demande si l’aquariophilie ne serait pas le dernier refuge du romantisme, bien que le promeneur en ait été chassé, comme l’humanité de cette nature qui, en donnant une version magnifiée d’elle-même, a glissé vers l’artifice et évacué le référent. Face à ces paysages tautologiques, on se demande enfin si le titre « Another green world », ou sa reprise, est à entendre comme une rengaine ou une promesse, et dans ce cas, est-ce celle d’un autre monde, non advenu, ou d’une nouvelle fois le même monde ? Lequel des deux est-il recréé dans ces illusions aquatiques à l’heure où se répand l’idée de l’effondrement ? L’on sait que la passion pour l’aquariophilie est née avec la modernité, et que la manière dont elle a entretenu le mythe de l’Atlantide fut une ultime recherche de rédemption (1). Aussi, le développement de la décoration intérieure dans les milieux bourgeois, d’où ont émergé ces mondes miniatures enchantés, a permis de se protéger dans la sphère privée de la reconfiguration violente de la sphère publique (la purification systématique des intérieurs contemporains en est un corolaire).
Il convient alors de rebrousser chemin vers ces peintures de fleurs, et rappeler à qui il aurait échappé, que ce sont des fleurs d’extérieur. Plus précisément, leur terroir est un champ de bataille. C’est en réalisant ses grandes nocturnes photographiques dans la Meuse que l’artiste a rencontré ces essences appelées obsidionales, pour qualifier leur mode d’implantation. Voici une autre manière de raconter le changement de medium : l’artiste a photographié un site, il y a trouvé des plantes et a décidé de les peindre. Toutes ont été déplacées de leur milieu dans des mouvements liés à des conflits armés (emportées sous les chaussures des soldats ou cultivées dans les camps militaires). Ce sont des fleurs migrantes, des formes de vie non programmées. Cela explique peut-être l’insistance de leur énumération, d’un geste rapide, urgent. Elles modélisent une allégorie de résistance à des discours ambiants qui sont indirectement convoqués par la présence illisible de textes inactuels, enchâssés dans une date de publication (Inclusion, 1798). Cette dernière image, de textes micrographiés, imbrique une loi anti-immigration américaine (Alien sedition act) et de l’Essai sur le principe de population de Thomas Robert Malthus, qui développaient des théories radicales pour résoudre le déséquilibre entre la croissance démographique et la disponibilité des ressources.
(1) voir Celeste Olaquiaga, Royaume de l’artifice, Fage, 1990.
Écrit par Julie Portier.
Another green world
23 janvier - 7 mars 2020
Il est un lieu commun dans l’histoire de l’art où le commentaire s’est appliqué à élucider les revirements personnels des œuvres d’avant-garde dans une pratique picturale traditionnelle. Soit l’un de ces éternels « retours » dont il a toujours été question d’actualiser la fonction critique. Si d’aucuns se posent une telle question au cœur de cette éruption florale, gageons premièrement que la force d’interpellation de la peinture figurative perçue comme un geste régressif serait inépuisable, deuxièmement qu’il s’agit bien d’une pratique adaptée à un climat de crise (sans compter qu’elle se passe d’électricité et ne craint pas le collapse informatique).
« Another green world », la nouvelle exposition de Julien Audebert à la galerie Art : Concept fait une large place à des peintures de fleurs et des tableaux de paysage (faits à la main). Et cela pourra surprendre quand le travail s’est signalé ces dix dernières années par une analyse critique de la production et de la réception des images (mécaniques) dans divers processus de déconstructions et réagencements. L’on pourra se demander ce qui subsiste du thème de l’Histoire, jusqu’ici prédominant, dans une exposition où la figure humaine est absente et où seule une date est énoncée (1798). Aussi, cette soudaine envolée naturaliste, du moins cette ambiance bucolique, ou encore la répétition accentuée du motif floral auraient-elles définitivement soldé celui de la guerre, pourtant central dans la précédente exposition (« Périodes », 2016) – et tout cela sur un air décontracté de Brian Eno, à qui l’artiste emprunte son titre ? À ces antilogies s’ajouterait l’emprunt au registre du décoratif et aux techniques des arts mineurs en remplacement de la références aux classiques du cinéma et aux grandes œuvres littéraires (J. Renoir, S. Einsentein, E. Muybridge, W. Benjamin, J. Michelet...). De même, l’évocation du champ de bataille (Nocturnes), ou d’une échelle spatio-temporelle cosmique (Mars & Venus, phases d’opposition) qui cartographiait « Périodes », se serait-elle étriquée dans la référence à l’espace domestique auquel se prédestinent ces peintures sur cuivre dont le format et le support renvoient en partie à l’art de l’émail répandu en Europe du nord entre le XVIe et le XVIIIe siècle ?
C’est peut-être le nombre qui rend suspecte à nos yeux cette collection de portraits de fleurs, même si le titre générique, Les obsidionales, indique sans détour qu’il s’agit d’un inventaire botanique. Car ces petites plaques aux reflets chauds provoquent d’autres réminiscences : peut-être de ces icônes portatives qui auraient été montrées aux peuples précolombiens et qu’il aurait suffit de dévoiler sous le soleil des Andes pour qu’agisse leur pouvoir d’édification... Il serait logique de retomber ici sur le culte primitif des images, où les signes fantômes apparaissent quand la perception est compensée par la projection ; où, somme toute, le rapport entre ce qui est vu et ce qui est donné à voir est le plus instable.
« Peut-être que mon cerveau s’est transformé en sable », chante Eno. Plus loin, on aperçoit le niveau de l’eau au-dessus de la cime des sapins, dans les paysages engloutis de la série Eden. Notons que ce se sont là encore des peintures d’images et que ces images d’aquariums, où la vitre et la surface de la toile se fondent en un seul écran, projettent une superposition d’images. Encore un reflet flou qui condense plusieurs représentations : fantasmes d’une nature vierge ordonnée pour l’œil humain, où l’artiste repêche des modèles de compositions picturales du XVIIIe siècle (qui conviennent aussi à remémorer la scène d’ouverture de Bambi). D’ailleurs il se demande si l’aquariophilie ne serait pas le dernier refuge du romantisme, bien que le promeneur en ait été chassé, comme l’humanité de cette nature qui, en donnant une version magnifiée d’elle-même, a glissé vers l’artifice et évacué le référent. Face à ces paysages tautologiques, on se demande enfin si le titre « Another green world », ou sa reprise, est à entendre comme une rengaine ou une promesse, et dans ce cas, est-ce celle d’un autre monde, non advenu, ou d’une nouvelle fois le même monde ? Lequel des deux est-il recréé dans ces illusions aquatiques à l’heure où se répand l’idée de l’effondrement ? L’on sait que la passion pour l’aquariophilie est née avec la modernité, et que la manière dont elle a entretenu le mythe de l’Atlantide fut une ultime recherche de rédemption (1). Aussi, le développement de la décoration intérieure dans les milieux bourgeois, d’où ont émergé ces mondes miniatures enchantés, a permis de se protéger dans la sphère privée de la reconfiguration violente de la sphère publique (la purification systématique des intérieurs contemporains en est un corolaire).
Il convient alors de rebrousser chemin vers ces peintures de fleurs, et rappeler à qui il aurait échappé, que ce sont des fleurs d’extérieur. Plus précisément, leur terroir est un champ de bataille. C’est en réalisant ses grandes nocturnes photographiques dans la Meuse que l’artiste a rencontré ces essences appelées obsidionales, pour qualifier leur mode d’implantation. Voici une autre manière de raconter le changement de medium : l’artiste a photographié un site, il y a trouvé des plantes et a décidé de les peindre. Toutes ont été déplacées de leur milieu dans des mouvements liés à des conflits armés (emportées sous les chaussures des soldats ou cultivées dans les camps militaires). Ce sont des fleurs migrantes, des formes de vie non programmées. Cela explique peut-être l’insistance de leur énumération, d’un geste rapide, urgent. Elles modélisent une allégorie de résistance à des discours ambiants qui sont indirectement convoqués par la présence illisible de textes inactuels, enchâssés dans une date de publication (Inclusion, 1798). Cette dernière image, de textes micrographiés, imbrique une loi anti-immigration américaine (Alien sedition act) et de l’Essai sur le principe de population de Thomas Robert Malthus, qui développaient des théories radicales pour résoudre le déséquilibre entre la croissance démographique et la disponibilité des ressources.
(1) voir Celeste Olaquiaga, Royaume de l’artifice, Fage, 1990.
Écrit par Julie Portier.