Angel Vergara
17 Mar - 24 Apr 2011
© Angel Vergara
Triptyque Marx, Engels, Wiertz, 2010
3 vidéos en boucle sur moniteurs LCD 46 ‘‘ muraux
installation dimensions variables
Fichiers numériques sur mini macs
Triptyque Marx, Engels, Wiertz, 2010
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Fichiers numériques sur mini macs
ANGEL VERGARA
Triptyque (Marx, Engels, Wiertz)
17/03/2011 - 24/04/2011
La peinture et le monde
Soit un tableau de Courbet, exécuté en 1865 : «L’Atelier du peintre». Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale). Le problème est ici : comment faire entrer le monde dans le tableau ? ou, ce qui revient au même : comment y faire entrer la peinture, et faire sortir le peintre de son atelier ? Courbet décrivait ce tableau, dans une Lettre à Champfleury de janvier 1855, comme une tentative de montrer « le monde qui vient se faire peindre chez [lui] ». On y voit, de part et d’autre du peintre, des individus appartenant à deux sphères radicalement distinctes : celle de l’art, avec ses collectionneurs et mécènes, les poètes, les apprentis, et de l’autre côté du cadre de toile jouant comme un filtre, le « monde frivole » de tout ce qui n’est pas l’art. Représentation de l’artiste et de l’art dans la société, mais aussi de celle-ci dans l’atelier : la peinture y est présentée comme une pratique dans une situation d’extériorité et de proximité radicales avec le monde – celui, frivole, de la quotidienneté, mais aussi celui de l’art – elle s’y définit par ses liens et par sa distance avec lui; le peintre est une interface, un passage, un lieu inassignable, qui ouvre pourtant sur les différentes sphères de la réalité. Mais, précisément, on ne peut qu’être frappé par la distance qui existe entre les « modèles » que l’artiste est censé reproduire dans son cadre et l’image peinte : scène bucolique, mythologique sans doute et à n’en pas douter à portée allégorique, l’image ne mime pas du tout la réalité socialement située qui fait face, à gauche de la toile, au peintre.
Courbet décrit le tableau comme une « allégorie réelle » : concept antinomique en apparence, puisque l’allégorie est supposée être la représentation symbolique d’une idée, et se doit donc de l’exposer au moyen d’images excluant toute particularité contingente – tout doit être justifié, pour incarner sans reste l’idée qui seule donne sa justification au tableau.
Image-discours, donc, excluant tout réalisme, dans la mesure où ce dernier implique des variations contingentes non signifiantes. Ou plutôt : signifiantes, et pour cette raison venant brouiller la clarté du discours que l’allégorie doit exposer en toute univocité. Le coup de force de Courbet, c’est d’allégoriser au moyen du réel, dans une image qui revendique toute la mimésis que la tradition platonicienne rejetait comme opaque à la présentation adéquate de l’idée.
Redoublement du réel, pour présenter une idée dans toute sa pureté, c'est-à-dire dans toute la distance qui la sépare du monde, frivole ou pas. Autrement dit : une fiction réelle. Et il s’agit bien d’histoire, puisque, dans le tryptique que Vergara expose ici, comme dans le tableau de Courbet, mais suivant des modalités différentes, il s’agit de personnages qui, à bien des égards, sont, comme on verra, « historiques ». Reprise du geste de Courbet, donc, représentation d’une représentation, allégorie au moyen du réel, dans toute sa contingence : le modèle qui représente Marx, Engels et Wiertz, grimé comme pour un spectacle de kermesse, apparait bien comme une imitation de l’original, mais parce qu’il est montré sur support vidéo, il est parcouru de légers mouvements, d’impatiences parfois, peut-être, pendant que sur sa surface le pinceau court, peignant, ne peignant rien. Il s’agit donc en réalité de peindre l’acte de peindre, de représenter la représentation.
Tout part, sans doute, du 19ème siècle. Paris en était alors la capitale, rayonnante, étalant ses ombres sur toute l’Europe, sur la naissance récente de la Belgique, et de sa constitution libérale, sur sa peinture. On sait l’aigreur que gardera Wiertz, le peintre belge surnommé « le philosophe au pinceau », voyant son Patrocle refusé à Paris pour le Salon de 1838, puis accepté l’année suivante, mais pour y être sujet aux sarcasmes de la critique. On sait la démesure de ses toiles, toujours plus grandes à mesure que ses chances de « réussir » à Paris devenaient petites. On sait aussi comment Marx, sous la pression de la Prusse, fut chassé de Paris, et vint s’installer à Bruxelles, où, en plus de continuer ses activités politiques, il rédigera le Manifeste. Marginalité d’un lieu qui sort à peine du chaos des révolutions, et qui pourtant sera l’espace d’où jaillira un texte central à bien des égards pour la suite de l’histoire européenne et mondiale. C’est dans ce contexte que les figures des philosophes et économistes (et Wiertz, qui fut même surnommé « le philosophe au pinceau », tenta à sa manière de philosopher en peinture, prenant aussi souvent pour thème des sujets à portée sociale et politique) peuvent apparaitre comme l’illustration d’un retournement qui fait sans doute l’étoffe de l’histoire de l’art : renversement par lequel un centre qui se présente comme l’instance de détermination du bon et du mauvais goût, se retrouve dénigré en même temps qu’admiré, et stimule pour cette raison une création originale, laquelle tente de se trouver des normes esthétiques nouvelles. Ainsi d’Ensor : « les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillère ».
Puisqu’il s’agit de peinture. Mais il s’agit aussi d’Histoire : le tryptique, ici, représente des personnages dont elle a retenu le nom, écume à la crête des vies qui se sont succédées, laissant – pourquoi ? – certaines dans l’ombre, d’autres élevées à la dignité de la mémoire, au droit à laisser une trace, une postérité : idoles autant qu’ancêtres. Et ici ce sont les images canoniques de Marx, Engels et Wiertz que l’on voit : clichés, à proprement parler, représentations les plus célèbres des personnages célèbres. Images d’Epinal. Mais précisément, par l’acte de les re-faire, en utilisant le support vidéo, tout est déplacé : ce ne sont plus tant les personnages qui sont visibles, que l’acte même de les représenter. Et c’est le geste de Courbet qui réapparait, la peinture qui se remet sur le métier, dans son impossible tâche de représenter le réel, ce fleuve qui toujours passe, et encore, même pas un fleuve : de l’eau qui coule, et le pinceau qui ne peut rien d’autre que poser des formes immobiles sur l’espace immuable de la toile. Héraclite qui ferait de la peinture. On pense aussi au film de Clouzot (Le mystère Picasso, 1955), suivant Picasso pendant l’acte de création, fixant sur la pellicule les étapes intermédiaires de l’image, le peintre effaçant tout au moment où tout semblait acquis, recommençant, la multiplicité des figures se succédant, avant d’arrêter son choix, comme si l’essentiel résidait dans l’acte de peindre – mais Picasso peint finalement un tableau. Ici au contraire on ne peut que regarder passer le pinceau dans son échec permanent à fixer la fuite du réel, et c’est alors le temps qui apparait comme la matière première de l’oeuvre : si les tentatives et les hésitations de Picasso montrent une succession de devenirs possibles de l’image, ici, il ne s’agit que du pur passage d’une temporalité qui ne débouchera sur aucune image nouvelle. Dame peinture toujours jeune, sans doute, mais pour reprendre inlassablement la même tâche. Impossible. Toujours le même petit pan de mur jaune à repeindre : pourquoi ?
Peinture et présence
C’est que le problème du portrait se pose encore, sans doute. Il fonctionne comme une instance de production de la mémoire ; et pour cette raison, il recouvre à chaque fois le réel d’une couche d’oubli. Il y a eu un moment où l’image de ces personnages a été posée sur un support (toile ou papier argentique), mais de ce fragment de temps effectif il ne subsiste rien, sinon ce fantôme qu’est une image. Elle ne peut exister et fonctionner comme trace mémorielle que dans la mesure où elle lui tourne le dos, et l’oublie. Mieux : c’est l’image elle-même qui sera retenue, et non le moment de sa fabrication – supplément d’existence et de puissance de l’image par rapport au réel. Il n’y a que des images. Au début du livre X de la République, Platon compare le peintre à un homme qui se promènerait, un miroir à la main, pour y produire des images du monde. Reproduction illusoire, qui ne capte que des apparences, et reste en-deçà de la saisie de l’Idée dans sa pureté intelligible. Il inaugure là une dévalorisation de la mimésis picturale qui fera long feu, et que Vergara retourne ici contre elle : peinture miroir qui montre la puissance que la surface accumule en elle, dans sa capacité à manifester une présence dans son absence même, infiniment et perpétuellement différée – images d’images, sans cesse, où l’original en viendrait presque à manquer ; et le monde devient alors l’atelier de l’artiste, une toile immense, où tout vient se peindre, reflet de reflets, jusqu’à en faire disparaitre l’objet initial – un kaléidoscope géant.
Peinture de l’acte de peindre, et non de son sujet : retournement qui montre les contingences que l’image finale ne pourra jamais exhiber, elle qui efface, par nature, tous les aspects fluctuants du réel. Mouvements involontaire du modèle, singularité de son habillement, temporalité de l’image filmée, éventuelles variations accidentelles de la lumière, tout remonte à la surface de l’image, pour la miner de l’intérieur. C’est l’image peinte qui est réalisée, en même temps que la personne est déréalisée : par le jeu du pinceau sur le modèle presque immobile, se construit une image qui n’en est pas une, apparait un personnage qui n’en est pas un, une peinture qui n’en est pas une.
Fiction, peinture, histoire.
On peut alors être pris par une impression étrange : décalage entre l’image et un réel qui toujours s’échappe, et pourtant insiste, au moins comme point de mire que la toile crevée voudrait laisser passer, sensation d’être en présence des personnes représentées, alors même que la distance qui sépare du modèle est clairement mise en scène. C’est qu’il est avant tout question de présence. Du fait de l’utilisation de la vidéo, ce sont, derrières ces images célèbres d’hommes célèbres, Marx, Engels, Wiertz, en chair et en os, qui reviennent. Une personne déguisée apparait, qui mime une personne réelle, pour donner à sentir sa présence : retour d’un réel refoulé par la logique de la représentation, au sein même de l’image qui veut se nier en s’indiquant comme pure mimésis. Le modèle, imitant son modèle, redouble le jeu d’emboîtements mimétiques, et ce faisant, le renverse : les individus filmés sont les personnages représentés, ce sont réellement Marx, Engels et Wiertz qui nous regardent. Et puis, un mouvement involontaire, la pesanteur de la durée, et tout retombe, la mimésis réapparait comme telle : costumé comme pour un spectacle de kermesse, c’est à nouveau le modèle choisi par Vergara que nous avons devant les yeux. Présence clignotante des personnes historiques, derrière les personnages, traversée et retour sans cesse de l’écran – à cet égard, on pourrait y lire un certain humour, cet art des surfaces décrit par Deleuze dans Logique du sens, laissant flotter ici le sens à la limite du visible, et déterminant en fonction de ses fluctuations le statut de ce qui apparait à l’écran (Marx / un inconnu / Marx / un inconnu...), un écho, aussi, peut-être, de ce moment où l’enfant fait pour la première fois l’expérience épiphanique du regard - ou encore les deux à la fois : Marx, Engels, Wiertz, jouant à apparaitre et à disparaitre : caché ! / coucou ! / caché ! / coucou ! ...
Représentation qui prend au sérieux la question de la présence. Certes. Mais au final, en la matière, tout est déjà fait depuis les trompe-l’oeil de Zeuxis. Alors il s’agit sans doute aussi d’utiliser cette dialectique de la représentation pour ramener au présent ces personnages, et ce qu’ils incarnent : une certaine idée des rapports entre l’art et la réalité, de la position d’artiste au sein du monde, notamment dans ses aspects politiques et sociaux. Et de ce point de vue, exposer Wiertz et les philosophes du matérialisme historique dans le même tryptique est un acte significatif. La peinture mimétique ne produit que de l’irréalité, c’est entendu : elle fictionnalise. Mais la fiction elle aussi produit du réel. Si la naissance de la Belgique a provoqué un besoin d’images, ce fut pour donner une réalité, dans une mémoire qu’il s’agissait de construire comme collective, à ce nouvel Etat : Histoire officielle comme fiction. Ou propagande, comme on voudra. Mais dans le même temps, la fiction peut être une puissance historique : celle de l’utopie et du discours révolutionnaires qui ne cesseront, tout au long du long vingtième siècle, de faire résonner leurs échos. Fiction comme puissance historique, contre l’Histoire fictive de l’Etat. Et entre les deux, de l’allégorie à l’utopie, apparaissent tous les dosages possibles entre les images du pouvoir, et le pouvoir des images. Dans ce tryptique, il s’agirait non seulement de rendre à nouveau présentes les fictions réelles que ces personnages ont élaborées, mais aussi de montrer que le présent n’est composé que d’impossibles qui apparaitront rétrospectivement, une fois réalisés, comme des possibles.
Et dès lors que l’on laisse proliférer les images, que ce soit celles du pouvoir ou celles qui s’y confrontent, celles de la mémoire ou celles de la fiction, la question de la signification se pose, dans toute sa cruauté ou son humour : ressac têtu du sens qui déplace, tout au long de l’Histoire, ce que l’on voit et ce que l’on croit voir, ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir.
Guillaume Condello
Triptyque (Marx, Engels, Wiertz)
17/03/2011 - 24/04/2011
La peinture et le monde
Soit un tableau de Courbet, exécuté en 1865 : «L’Atelier du peintre». Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale). Le problème est ici : comment faire entrer le monde dans le tableau ? ou, ce qui revient au même : comment y faire entrer la peinture, et faire sortir le peintre de son atelier ? Courbet décrivait ce tableau, dans une Lettre à Champfleury de janvier 1855, comme une tentative de montrer « le monde qui vient se faire peindre chez [lui] ». On y voit, de part et d’autre du peintre, des individus appartenant à deux sphères radicalement distinctes : celle de l’art, avec ses collectionneurs et mécènes, les poètes, les apprentis, et de l’autre côté du cadre de toile jouant comme un filtre, le « monde frivole » de tout ce qui n’est pas l’art. Représentation de l’artiste et de l’art dans la société, mais aussi de celle-ci dans l’atelier : la peinture y est présentée comme une pratique dans une situation d’extériorité et de proximité radicales avec le monde – celui, frivole, de la quotidienneté, mais aussi celui de l’art – elle s’y définit par ses liens et par sa distance avec lui; le peintre est une interface, un passage, un lieu inassignable, qui ouvre pourtant sur les différentes sphères de la réalité. Mais, précisément, on ne peut qu’être frappé par la distance qui existe entre les « modèles » que l’artiste est censé reproduire dans son cadre et l’image peinte : scène bucolique, mythologique sans doute et à n’en pas douter à portée allégorique, l’image ne mime pas du tout la réalité socialement située qui fait face, à gauche de la toile, au peintre.
Courbet décrit le tableau comme une « allégorie réelle » : concept antinomique en apparence, puisque l’allégorie est supposée être la représentation symbolique d’une idée, et se doit donc de l’exposer au moyen d’images excluant toute particularité contingente – tout doit être justifié, pour incarner sans reste l’idée qui seule donne sa justification au tableau.
Image-discours, donc, excluant tout réalisme, dans la mesure où ce dernier implique des variations contingentes non signifiantes. Ou plutôt : signifiantes, et pour cette raison venant brouiller la clarté du discours que l’allégorie doit exposer en toute univocité. Le coup de force de Courbet, c’est d’allégoriser au moyen du réel, dans une image qui revendique toute la mimésis que la tradition platonicienne rejetait comme opaque à la présentation adéquate de l’idée.
Redoublement du réel, pour présenter une idée dans toute sa pureté, c'est-à-dire dans toute la distance qui la sépare du monde, frivole ou pas. Autrement dit : une fiction réelle. Et il s’agit bien d’histoire, puisque, dans le tryptique que Vergara expose ici, comme dans le tableau de Courbet, mais suivant des modalités différentes, il s’agit de personnages qui, à bien des égards, sont, comme on verra, « historiques ». Reprise du geste de Courbet, donc, représentation d’une représentation, allégorie au moyen du réel, dans toute sa contingence : le modèle qui représente Marx, Engels et Wiertz, grimé comme pour un spectacle de kermesse, apparait bien comme une imitation de l’original, mais parce qu’il est montré sur support vidéo, il est parcouru de légers mouvements, d’impatiences parfois, peut-être, pendant que sur sa surface le pinceau court, peignant, ne peignant rien. Il s’agit donc en réalité de peindre l’acte de peindre, de représenter la représentation.
Tout part, sans doute, du 19ème siècle. Paris en était alors la capitale, rayonnante, étalant ses ombres sur toute l’Europe, sur la naissance récente de la Belgique, et de sa constitution libérale, sur sa peinture. On sait l’aigreur que gardera Wiertz, le peintre belge surnommé « le philosophe au pinceau », voyant son Patrocle refusé à Paris pour le Salon de 1838, puis accepté l’année suivante, mais pour y être sujet aux sarcasmes de la critique. On sait la démesure de ses toiles, toujours plus grandes à mesure que ses chances de « réussir » à Paris devenaient petites. On sait aussi comment Marx, sous la pression de la Prusse, fut chassé de Paris, et vint s’installer à Bruxelles, où, en plus de continuer ses activités politiques, il rédigera le Manifeste. Marginalité d’un lieu qui sort à peine du chaos des révolutions, et qui pourtant sera l’espace d’où jaillira un texte central à bien des égards pour la suite de l’histoire européenne et mondiale. C’est dans ce contexte que les figures des philosophes et économistes (et Wiertz, qui fut même surnommé « le philosophe au pinceau », tenta à sa manière de philosopher en peinture, prenant aussi souvent pour thème des sujets à portée sociale et politique) peuvent apparaitre comme l’illustration d’un retournement qui fait sans doute l’étoffe de l’histoire de l’art : renversement par lequel un centre qui se présente comme l’instance de détermination du bon et du mauvais goût, se retrouve dénigré en même temps qu’admiré, et stimule pour cette raison une création originale, laquelle tente de se trouver des normes esthétiques nouvelles. Ainsi d’Ensor : « les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillère ».
Puisqu’il s’agit de peinture. Mais il s’agit aussi d’Histoire : le tryptique, ici, représente des personnages dont elle a retenu le nom, écume à la crête des vies qui se sont succédées, laissant – pourquoi ? – certaines dans l’ombre, d’autres élevées à la dignité de la mémoire, au droit à laisser une trace, une postérité : idoles autant qu’ancêtres. Et ici ce sont les images canoniques de Marx, Engels et Wiertz que l’on voit : clichés, à proprement parler, représentations les plus célèbres des personnages célèbres. Images d’Epinal. Mais précisément, par l’acte de les re-faire, en utilisant le support vidéo, tout est déplacé : ce ne sont plus tant les personnages qui sont visibles, que l’acte même de les représenter. Et c’est le geste de Courbet qui réapparait, la peinture qui se remet sur le métier, dans son impossible tâche de représenter le réel, ce fleuve qui toujours passe, et encore, même pas un fleuve : de l’eau qui coule, et le pinceau qui ne peut rien d’autre que poser des formes immobiles sur l’espace immuable de la toile. Héraclite qui ferait de la peinture. On pense aussi au film de Clouzot (Le mystère Picasso, 1955), suivant Picasso pendant l’acte de création, fixant sur la pellicule les étapes intermédiaires de l’image, le peintre effaçant tout au moment où tout semblait acquis, recommençant, la multiplicité des figures se succédant, avant d’arrêter son choix, comme si l’essentiel résidait dans l’acte de peindre – mais Picasso peint finalement un tableau. Ici au contraire on ne peut que regarder passer le pinceau dans son échec permanent à fixer la fuite du réel, et c’est alors le temps qui apparait comme la matière première de l’oeuvre : si les tentatives et les hésitations de Picasso montrent une succession de devenirs possibles de l’image, ici, il ne s’agit que du pur passage d’une temporalité qui ne débouchera sur aucune image nouvelle. Dame peinture toujours jeune, sans doute, mais pour reprendre inlassablement la même tâche. Impossible. Toujours le même petit pan de mur jaune à repeindre : pourquoi ?
Peinture et présence
C’est que le problème du portrait se pose encore, sans doute. Il fonctionne comme une instance de production de la mémoire ; et pour cette raison, il recouvre à chaque fois le réel d’une couche d’oubli. Il y a eu un moment où l’image de ces personnages a été posée sur un support (toile ou papier argentique), mais de ce fragment de temps effectif il ne subsiste rien, sinon ce fantôme qu’est une image. Elle ne peut exister et fonctionner comme trace mémorielle que dans la mesure où elle lui tourne le dos, et l’oublie. Mieux : c’est l’image elle-même qui sera retenue, et non le moment de sa fabrication – supplément d’existence et de puissance de l’image par rapport au réel. Il n’y a que des images. Au début du livre X de la République, Platon compare le peintre à un homme qui se promènerait, un miroir à la main, pour y produire des images du monde. Reproduction illusoire, qui ne capte que des apparences, et reste en-deçà de la saisie de l’Idée dans sa pureté intelligible. Il inaugure là une dévalorisation de la mimésis picturale qui fera long feu, et que Vergara retourne ici contre elle : peinture miroir qui montre la puissance que la surface accumule en elle, dans sa capacité à manifester une présence dans son absence même, infiniment et perpétuellement différée – images d’images, sans cesse, où l’original en viendrait presque à manquer ; et le monde devient alors l’atelier de l’artiste, une toile immense, où tout vient se peindre, reflet de reflets, jusqu’à en faire disparaitre l’objet initial – un kaléidoscope géant.
Peinture de l’acte de peindre, et non de son sujet : retournement qui montre les contingences que l’image finale ne pourra jamais exhiber, elle qui efface, par nature, tous les aspects fluctuants du réel. Mouvements involontaire du modèle, singularité de son habillement, temporalité de l’image filmée, éventuelles variations accidentelles de la lumière, tout remonte à la surface de l’image, pour la miner de l’intérieur. C’est l’image peinte qui est réalisée, en même temps que la personne est déréalisée : par le jeu du pinceau sur le modèle presque immobile, se construit une image qui n’en est pas une, apparait un personnage qui n’en est pas un, une peinture qui n’en est pas une.
Fiction, peinture, histoire.
On peut alors être pris par une impression étrange : décalage entre l’image et un réel qui toujours s’échappe, et pourtant insiste, au moins comme point de mire que la toile crevée voudrait laisser passer, sensation d’être en présence des personnes représentées, alors même que la distance qui sépare du modèle est clairement mise en scène. C’est qu’il est avant tout question de présence. Du fait de l’utilisation de la vidéo, ce sont, derrières ces images célèbres d’hommes célèbres, Marx, Engels, Wiertz, en chair et en os, qui reviennent. Une personne déguisée apparait, qui mime une personne réelle, pour donner à sentir sa présence : retour d’un réel refoulé par la logique de la représentation, au sein même de l’image qui veut se nier en s’indiquant comme pure mimésis. Le modèle, imitant son modèle, redouble le jeu d’emboîtements mimétiques, et ce faisant, le renverse : les individus filmés sont les personnages représentés, ce sont réellement Marx, Engels et Wiertz qui nous regardent. Et puis, un mouvement involontaire, la pesanteur de la durée, et tout retombe, la mimésis réapparait comme telle : costumé comme pour un spectacle de kermesse, c’est à nouveau le modèle choisi par Vergara que nous avons devant les yeux. Présence clignotante des personnes historiques, derrière les personnages, traversée et retour sans cesse de l’écran – à cet égard, on pourrait y lire un certain humour, cet art des surfaces décrit par Deleuze dans Logique du sens, laissant flotter ici le sens à la limite du visible, et déterminant en fonction de ses fluctuations le statut de ce qui apparait à l’écran (Marx / un inconnu / Marx / un inconnu...), un écho, aussi, peut-être, de ce moment où l’enfant fait pour la première fois l’expérience épiphanique du regard - ou encore les deux à la fois : Marx, Engels, Wiertz, jouant à apparaitre et à disparaitre : caché ! / coucou ! / caché ! / coucou ! ...
Représentation qui prend au sérieux la question de la présence. Certes. Mais au final, en la matière, tout est déjà fait depuis les trompe-l’oeil de Zeuxis. Alors il s’agit sans doute aussi d’utiliser cette dialectique de la représentation pour ramener au présent ces personnages, et ce qu’ils incarnent : une certaine idée des rapports entre l’art et la réalité, de la position d’artiste au sein du monde, notamment dans ses aspects politiques et sociaux. Et de ce point de vue, exposer Wiertz et les philosophes du matérialisme historique dans le même tryptique est un acte significatif. La peinture mimétique ne produit que de l’irréalité, c’est entendu : elle fictionnalise. Mais la fiction elle aussi produit du réel. Si la naissance de la Belgique a provoqué un besoin d’images, ce fut pour donner une réalité, dans une mémoire qu’il s’agissait de construire comme collective, à ce nouvel Etat : Histoire officielle comme fiction. Ou propagande, comme on voudra. Mais dans le même temps, la fiction peut être une puissance historique : celle de l’utopie et du discours révolutionnaires qui ne cesseront, tout au long du long vingtième siècle, de faire résonner leurs échos. Fiction comme puissance historique, contre l’Histoire fictive de l’Etat. Et entre les deux, de l’allégorie à l’utopie, apparaissent tous les dosages possibles entre les images du pouvoir, et le pouvoir des images. Dans ce tryptique, il s’agirait non seulement de rendre à nouveau présentes les fictions réelles que ces personnages ont élaborées, mais aussi de montrer que le présent n’est composé que d’impossibles qui apparaitront rétrospectivement, une fois réalisés, comme des possibles.
Et dès lors que l’on laisse proliférer les images, que ce soit celles du pouvoir ou celles qui s’y confrontent, celles de la mémoire ou celles de la fiction, la question de la signification se pose, dans toute sa cruauté ou son humour : ressac têtu du sens qui déplace, tout au long de l’Histoire, ce que l’on voit et ce que l’on croit voir, ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir.
Guillaume Condello