Jocelyn Wolff

Le fil et les traces

30 Jan - 14 Feb 2015

© Sarah Srage
© Zbynek Baladran
© Marylene Negro
© Katinka Bock
LE FIL ET LES TRACES
A Film Program Curated by Eline Grignard
Zbynek Baladran, Katinka Bock, Sarah Srage, Marylene Negro
30 January – 14 February 2015

Des images rayées, comme s’il pleuvait à verse. La pellicule semble ridée, par contagion avec le visage des fileuses, captives du regard des frères Manákis, ces opérateurs qui ont parcouru les Balkans à l’aube du XXème siècle, pour filmer des gestes et des vies minuscules. Tentaculaires, elles filent la laine, en font des pelotes. Je tâtonne, à l’aveugle, sur le visage en parchemin d’une femme d’un temps passé, à jamais autre, dans un petit village grec en 1905. Le relief accidenté de ces images m’arrête, ce sont les premières minutes du film de Theo Angelopoulos, Le regard d’Ulysse (1995). On entend le ronron du projecteur, la pellicule défile et rature les images. Les fileuses, ce sont les Parques, les soeurs Nona, Decima et Morta qui décident du destin des hommes, se profilant entre leurs doigts agiles.

Filer à la trace, filmer les traces. De quoi les images sont-elles les indices ? L’index, c’est le doigt pointé qui désigne et identifie. On dit que les images touchent du doigt, assignent et entrent en contact avec quelque chose du réel. Ça, là, ici. On dit même que l’empreinte est irréfutable, qu’elle infuse le réel dans l’image, comme un tissu imprégné. Une trace qui se répand, qui fait tache, indélébile.

Si les images sont des indices, si elles sont les traces de quelque chose – un lieu, un événement, une présence, un visage, un instant –, elles imposent une méthode proche de l’enquête. Une manière de faire qui se prendrait pour objet, prise en filature. Un film dont on exhibe les coutures, pas vraiment un film décousu, mais plutôt dont on tirerait les fils, un à un, pour défaire les noeuds, déplier les enjeux et voir si ça mène quelque part.

Il s’agit d’une méthodologie visuelle qui engage la reprise à l’endroit de l’accroc, là où ça dépasse, où ça manque. Tous les films de ce programme investissent le potentiel indiciare du cinéma ou, pour parler comme Carlo Ginzburg, autorisent un modèle de connaissance à partir des récits dont les indices et les traces affleurent à la surface des images. Une écriture de l’histoire, par le visuel, qui réhabilite l’individualité, l’événement, en menant l’enquête. La trace, c’est à la fois l’indice de ce qui a été et le présage de ce qui va venir ; filmer les traces, c’est conjuguer au passé – toujours composé –, au présent et au futur.

Engageons un détour. Ici, il ne s’agit pas de suivre à la trace, comme l’historien qui s’invente à la fois détective et romancier, pour écrire les histoires, au pluriel, d’un vrai-faux fictif. Le geste de la coupure, en tant que séparation, n’est pas éloigné de la couture, qui cicatrise : le film procède de cette hésitation entre la séparation et la réconciliation, c’est un art du cadrage qui sépare autant que du montage, qui suture ; un art violent et balkanique qui se résout dans la procédure du montage. N’en déplaise à Ginzburg, je troque l’enquête pour le tricot.

Le tissage de ces temporalités heurtées, contradictoires, évoque la secousse d’ordre sismique que produit l’autopsie des images. En regardant à la loupe, celle qui décuple l’acuité visuelle, qui nous fait voir mieux, les images finissent par se brouiller. Là où on voyait du contact, une adhérence, bref de la cohérence entre les parties, soudain s’introduit une distance, comme un écart-type qui autorise le doute, la suspicion. On devient myope. Le sourcil circonflexe succède à l’index pointé, la mise en examen des images intervient après coup. Eurêka, inquiet.

On sait maintenant l’importance qu’ont pris les femmes dès les débuts du cinéma, ces « petites mains » qui coloriaient la pellicule à la main chez Pathé ou dans les ateliers de la rue du Bac, chez Mme. Elizabeth Thuillier. Ces « petites mains » qu’on réservait au montage - travail technique, manuel et précis - dans l’industrie Hollywoodienne, celles dont on ne mentionne pas le nom au générique. Le Los Angeles Times, en 1926, titrait que l’une des positions les plus importantes, dans l’industrie cinématographique, revenait aux femmes : cutters ou editors, l’indétermination du terme en anglais à l’époque en dit long sur l’amplitude du geste du montage. Edit renvoie à la fois à l’horizon du couper-coller-monter et à l’envergure éditoriale qui commente cette série de gestes. Le tissage comme montage et outils de rapiéçage remplace la logique de la filature propre de l’enquête. Ce n’est pas tant à Sam Spade (Humphrey Bogart) dans The Maltese Falcon de John Huston que ce programme rend hommage mais plutôt à Margaret Booth, Irene Morra, Blanche Sewell et autres Rose Smith. Les « cutting women » qui raccommodaient les films et qui ont pour ancêtres les fileuses des frères Manákis. Le fil et les traces, comme autant de noeuds, de points de piqûre, d’ourlets et de surjets qui tissent le récit d’une histoire alternative et réticulaire.

Les films de ce programme enquêtent sur le fil du vrai et du faux, de l’histoire individuelle et collective, d’un espace à la fois fictif et réel, mais l’intrigue ne porte pas tant sur la résolution que sur la méthode et ses enjeux, la coupure et la suture Ce point de reprise, qui remplit le vide laissé entre les images, est aussi une reprise d’images : un double geste de suture et de remploi. La reprise engage la mise en examen détaillée d’un modèle historique linéaire, déterministe et dépassé, celui d’une histoire à sens unique. Coupure, suture et cicatrice. Dans les mailles du réseau, se lisent des histoires parallèles, des visages inédits, une géographie imaginaire. La reprise suggère un protocole de mise en examen des images à partir de leur matérialité même. En creux, c’est le fil(m) en entier qui est secrété par la « fileuse araignée », selon les mots d’Ovide, qui exerce « son premier talent, et tire du ventre arrondi qui remplace son corps les fils déliés dont elle ourdit sa toile ».

Eline Grignard
 

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