Toni Grand
16 Oct 2013 - 12 Jan 2014
TONI GRAND
Nature et artefact. Rétrospective
cycle Des histoires sans fin, séquence automne-hiver 2013-2014
du 16 octobre 2013 au 12 janvier 2014
— Avez-vous eu, très tôt, la vocation de sculpteur ?
— Non ! J’ai fait des études littéraires, à Montpellier, et puis un an d'école des beaux-arts, toujours à Montpellier. Mais ce n'est pas avant l’âge de vingt ans que j’ai choisi de m’adonner à la sculpture. J’ai commencé de sculpter vers 17 ou 18 ans, mais ce n’était que du bricolage sans importance. En fait j’ai appris seul la sculpture, j’ai commencé par travailler le fer. [...]
— Vous m’avez montré les œuvres que vous aviez exposées à la Biennale de 1967. Rétrospectivement on mesure leur importance, leur originalité même dans l’ambiance artistique parisienne d’alors.
— [...] Ce qui m’importait alors dans la sculpture c’était le socle, avec des œuvres qui se présentaient comme des parallèlépipèdes définis par une structure métallique à l’intérieur de laquelle s’organisent des formes abstraites tronquées. J’avais appelé ces œuvres prélèvements, parce que ces formes tronquées étaient pour moi des fragments, des morceaux d’une forme précise. La plus conséquente de ces pièces s’intitulait d’ailleurs « morceau d’une chose possible ». Ce qui me paraît maintenant important, je dis bien maintenant, car j’accorde à ce fait une importance que je ne lui reconnaissais peut-être pas alors : aucune des faces de ces pièces n’était privilégiée, ni aucune relation à l’espace environnant. J’allais à la Biennale chaque jour les faire basculer, pour que, tour à tour, chacune de leurs faces soit montrée.
— [...] Vous perceviez vos œuvres par rapport àlaproduction dutemps ; quels vous semblaient être les sculpteurs proches de vous ou auprès desquels vous auriez souhaité vous voir rangé par la critique ?
— Je ne sais pas, je ne peux vraiment pas dire qu’une œuvre m’ait alors retenu... Vous me parliez, avant que nous commencions cet entretien, de César, de ses compressions de voiture, j’ai été fortement impressionné par ces pièces parce qu’elles imposaient leurs différences et ne semblaient pas relever du même ordre que la production sculpturale qu’il m’avait été donné de voir. Mais il me semblait que quelque chose n’était pas au point dans les compressions. Peut-être ne les ai-je pas bien comprises ? Je me demande parfois si j’ai suffisamment pris en compte ce que voulaient dire les compressions, car j’ai passé outre à leur leçon. En 1967, moi je travaillais l’intérieur de la sculpture. J’étais préoccupé par l’organisation interne des formes... J’étais alors très attiré, séduit par les œuvres de Noguchi ou celles de King, Caro, Paolozzi... Mais j’ignorais les Américains car ma connaissance de l’actualité artistique était celle d’un provincial... Mes séjours hivernaux à Paris me permettaient heureusement quelques rencontres et des activités dans d’autres directions.
— C’est à ce moment-là que vous rencontrez les protagonistes de Supports-Surfaces, Viallat...
— Non. Je connais Claude Viallat depuis longtemps, depuis toujours, il est d’Aubais, et moi de Gallargues. Nous sommes amis depuis l’enfance. Mais nous nous étions perdus de vue. Je savais qu’il enseignait dans une école des beaux-arts, mais j’ignorais tout de Supports/Surfaces, dont j’ai appris l’existence comme tout le monde lors de l’exposition de l’A.R.C. en 1968.
— Voilà qui est intéressant, car on apu lire dans je ne sais quelle revue que Toni Grand et Pagès avaient rompu en 1968 avec le groupe parce que décidés à assumer leur situation de provinciaux et à refuser le jeu du parisianisme...
— Ah ! C’est amusant, mais c’est faux ! Je ne me suis vraiment lié avec Saytour, Valensi, Pagès que lorsque j’ai été amené à vivre à Nice. Viallat en était déjà parti. Cette rencontre a été fructueuse. J’avais alors abandonné l’atelier pour l’enseignement. La perspective du métier de sculpteur me paraissait alors fermée. J’ai eu avec Saytour, Valensi des discussions théoriques qui m’ont permis de formuler tout ce qui était à l’origine de cette désaffection pour le travail en atelier. Mais je n’ai pas participé au travail théorique fondamental. Lorsque je les ai rencontrés, l’argumentation théorique existait comme les objets qui correspondaient...
— Vous entreprenez alors ce travail sur le bois que nous connaissons ?
— Les travaux réalisés alors mettent en jeu ce qui force et ce qui resiste, le rigide et le modifiable, ce qui permet une certaine action et qui directement s’y oppose. [...]
— Ça aurait pu être aussi bien de la pierre...
— En effet, mais pour moi ça a été le bois. Dans ce choix, peut-être que certains attachements sont manifestes. Je n’en sais rien. Mais je ne crois pas que le bois ce soit très important. Et il ne faut pas insister...
— Il m’a paru au cours de nos conversations que vous attachiez une grande importance à la neutralité, que vous vous êtes efforcé de parvenir à une sorte de production neutre et d’employer le bois comme un matériau neutre de signifié mais neutre aussi comme signifiant.
— C’est cela, la pierre eût pu convenir tout aussi bien, mais le bois me paraît apte à rendre visible certaines expériences, peut-être plus bêtement et j’y tiens.
— Il y a donc eu une décision, vous avez choisi, préféré le bois ?
— Oui, mais je n’insiste pas sur le bois. Il y a une charge symbolique dans le bois qui reste présente dans mon travail. Mais ce que je fais va à l’encontre d’une utilisation symbolique du bois, se pose même dans un certain rapport de force avec ce que symbolise le bois.
— Vous m’avez dit le bois est une matière primaire ; lapierre peut aussi être qualifiée de telle. Mais eût-elle permis ce que le bois permet : une pratique du matériau correspondant aux décisions théoriques élaborées par Supports/Surfaces ?
— Non, les choses ne se sont pas passées ainsi. Ce qui m’importait c’était la possibilité d’une régularité d’emploi d’un matériau. Peut-être que j’éprouvais le sentiment que la pierre était un matériau définitif. Une certaine idée de la sculpture exige que l’œuvre sculptée soit réalisée en bronze ou en pierre, deux matériaux nobles et durables... Mais ici je ne vois pas de caractère commun avec la sculpture sur bois. S’il y a une tradition c’est celle d’autre chose. Le bois est un fait important. D’une part les usages du bois, charpente, menuiserie, feu, un certain référent ; de l’autre une considérable valeur symbolique. Qu’existe ce voisinage dangereux, cela m’amuse mais aussi explicite le travail. Ce qui a lieu n’est pas l’événement du bois mais ce dont le bois est l’occasion très généralement, il me semble. [...]
— Sur un mode plus formaliste : peut-on comparer ce que vous faites avec le bois à ce que Bob Morris fait avec le feutre ?
— Bob Morris, en effet, ne coupe pas le feutre jusqu’au bout et je ne scie pas le bois entièrement. Mais si je laisse des parties intactes c’est pour que l’on puisse voir, pour qu’existe, à proximité, en repère avec la partie sciée, la partie non travaillée. Morris ne coupe pas complètement pour d’autres raisons qui me semblent formelles et qui décident des quantités de « coupé » et « d’intact ». Il voit ce travail au mur. Je dis cela car j’ai vu les pièces de Morris accrochées par la partie intacte et elles me semblent vouloir une autre présence de l’objet...
— Comme Bob Morris vous exercez une violence sur le matériau ?
— Effectivement il y a violence. L’artisan n’exerce pas de violence, il transforme le bois selon la norme. Est-ce une violence de prendre un cerisier pour en faire une armoire de noce pour sa fille ?
— On devine chez vous un dessein : abolir lareprésentation, une représentation qui perdure dans la sculpture. Celle-ci est encore la discipline artistique qui peut produire des « allégories »...
— À chaque pièce correspond non un titre mais un récit qui est celui des opérations effectives et de l’état des choses. Un récit qui renvoie d’une certaine manière au projet en général, à l’intention, si vous voulez, qui n’est pas pour moi sculpter mais démonter, remonter, séparer, refendre, réduire, courber... Comme on peut dire dans d’autres situations de travail, tremper, déchirer, salir, imprégner ou solariser... Je ne pense pas que ce récit équivoque permette le jeu allégorique, il est là par nécessité, et ainsi la place de la langue est littéralement prise de cette manière avant que n’arrive autre chose...
— Vous signalez à point l’équivocité sémantique des mots... Vos œuvres nées d’un acte neutre sur un matériau neutre n’imposent pas au spectateur la banale évidence de la séparation et de l’assemblage : elles sont aussi sculptures, objets d’art... Elles vont susciter les commentaires, les interprétations, [...] des lectures qui sont orientées par la présentation des pièces, leur disposition dans l’espace...
— Oui, les pièces sont si orientées que le spectateur, lui, est tout à fait désorienté au point que l’inévitable question est celle de leur rapport à la sculpture, c’est-à-dire à ce que l’on sait d’une catégorie de l’expression. À coup sûr parce qu’implicitement la place est pour la sculpture et la sculpture pour la place ! Et ainsi on revient au socle... Le socle ou une certaine mise en scène obligée dont il est l’indice majeur. Quand cet indice (de la spatialité et de la composition aussi) s’absente est-ce de la sculpture ? Quand il s’absente réellement, car j’en vois le schéma abstrait et dominant dans la sculpture minimaliste ou autre qui dit la supprimer. Dans la mesure où ces travaux existent selon une ordonnance prévue du temps et de l’espace, un rituel de regard et de présence qui règle ce théâtre-là, selon les dispositions du socle. Et ce théâtre ne m’intéresse pas. Aussi je réponds à la question que les objets prennent la situation de l’espace que le travail appelle pour sa « compréhension » et que voilà la référence de ces situations...
— Votre travail échapperait donc à ce lieu commun : le socle, et serait par définition atopique. Mais il y a des nécessités de présentation qui exigent une mise en ordre, ne serait-ce que l’obligation de présenter la série qui seule peut rendre compte du processus de travail et affronter l’évidence de l’élémentaire...
— Il ne me semble pas que l’on ait besoin de cet élémentaire, de revenir à des gestes premiers... Mais est-ce si simple ? L’élémentaire et le complexe sont fonction du regard que l’on porte sur les choses. Une pièce décisive pour mon travail, une branche courbe simplement refendue, mais pas entièrement, m’est apparue très complexe et tout un travail en est résulté. Ni simple, ni compliqué, ni premier, ni archaïque. Alors j’ai peur que l’on réduise beaucoup lorsqu’il est question de simple et d’élémentaire...
— Tout discours est réducteur, et la critique d’art éprouve toujours la tentation de substituer son discours, son explication à l’œuvre...
— Oui et je préfère à l’explication un discours des possibilités avec ce qu’il suppose de détours, de discontinu, d’aléas, de surprises et d’attachements. Vouloir définir, trouver des préalables et des fondements pour la fixation, c’est comme refaire pour un certain travail ce dont il n’a aucun besoin : un socle...
Bernard Ceysson, « Entretien avec Toni Grand » (extrait), in « Toni Grand, Bernard Pagès » ,
Musée d’art et d’industrie, Saint-Étienne, 1976.
Cet entretien, à le relire, m’apparaît comme marqué par les stigmates des années 1970. C’est, évidemment, dans l’ordre des choses, dans l’ordre du temps qui passe. Il n’en reste pas moins un document. Il met en exergue, et chez Toni Grand et chez son « interviewer », les interrogations de l’époque sur la peinture comme peinture et sur la sculpture comme sculpture. Cette sorte de tautologie, pour absurde qu’elle m’apparaisse aujourd’hui, témoigne de cette obsession d’un travail qui s’efforçait de tirer du matériau plus qu'une forme ou une configuration de formes dont la « beauté », visuellement efficace et évidente, sans avoir recours à quelque artifice que ce soit, à toute adjonction d’effets appris et empruntés aux tours de main des métiers, s’imposait face au regard. Nul sujet, nulle narrativité ne s’y déclaraient ou n’en émanaient donnant un sens ou un signifié lisible à des œuvres que leurs auteurs définissaient d’abord par leur forme née du jeu dialectique déterminé par leur matérialité et un travail qui surtout ne visait pas à la transformation de cette dernière. Ce jeu reposait sur un système de postulats explicitement liés à l’histoire du matériau et aux histoires du travail artistique. Et ces histoires devaient s’articuler à l’Histoire faite par les hommes, les masses, en vue de l’achever dans l’épiphanie de la Cité idéale. Cette pratique artistique, alors, s’ancrait dans les sciences humaines en vogue, le marxisme et ses tendances fratricides, la psychanalyse et ses courants divergents, les structuralismes et leurs schismes parfois délirants, mais n’en posait pas moins les prémisses, incarnés dans une pratique artistique qui savait ne pas s’engluer dans un « théoricisme » inquiétant, d’une anthropologie de l’art laquelle aujourd’hui encore nous fait défaut. En fait, ces œuvres, dont l’apparence semble manifester leur absence de contenu, constituent, non pas seulement des configurations de formes esthétiquement impeccables, mais bel et bien des configurations de formes signifiantes dont les contenus « intrinsèques » semblent inépuisables. C’est pourquoi, elles imposaient alors un vocabulaire quelque peu insolite et parfois pédant à l’excès. Ce texte d’accompagnement en porte trace. Délibérément. Pour signaler que l’entretien qui le motive déjà s’en écarte et que se font jour doucement dans les dits de Toni Grand des passages vers des rives de l’art plus poétiques, plus symboliques, que celles du formalisme alors ambiant et dominant. À voir l’exposition, peut-être, nous laisserons-nous aller, en en remontant le cours, d’aval en amont, à penser que ce qui était en jeu dans ce moment formaliste, sous le couvert d’un discours théorique d’une rationalité apparemment implacable, c’était bien la quête d’une forme absolue, de la Forme enfin cristallisant la fusion à jamais de l’artefact et de l’organique. De l’Art et de la Nature. Une sorte de philosophie créatrice rejetant toute imitation et mettant à bas, à jamais, le classicisme fallacieux de l’« Ut pictura poesis » ?
Bernard Ceysson, septembre 2013
Toni Grand est né à Gallargues-le-Mon- tueux (Gard) en 1935 ; il est mort à Mouriès (Bouches-du-Rhône) en 2005.
* Une traduction en anglais a été réalisée grâce au soutien de J.P. Morgan Private Bank.
Nature et artefact. Rétrospective
cycle Des histoires sans fin, séquence automne-hiver 2013-2014
du 16 octobre 2013 au 12 janvier 2014
— Avez-vous eu, très tôt, la vocation de sculpteur ?
— Non ! J’ai fait des études littéraires, à Montpellier, et puis un an d'école des beaux-arts, toujours à Montpellier. Mais ce n'est pas avant l’âge de vingt ans que j’ai choisi de m’adonner à la sculpture. J’ai commencé de sculpter vers 17 ou 18 ans, mais ce n’était que du bricolage sans importance. En fait j’ai appris seul la sculpture, j’ai commencé par travailler le fer. [...]
— Vous m’avez montré les œuvres que vous aviez exposées à la Biennale de 1967. Rétrospectivement on mesure leur importance, leur originalité même dans l’ambiance artistique parisienne d’alors.
— [...] Ce qui m’importait alors dans la sculpture c’était le socle, avec des œuvres qui se présentaient comme des parallèlépipèdes définis par une structure métallique à l’intérieur de laquelle s’organisent des formes abstraites tronquées. J’avais appelé ces œuvres prélèvements, parce que ces formes tronquées étaient pour moi des fragments, des morceaux d’une forme précise. La plus conséquente de ces pièces s’intitulait d’ailleurs « morceau d’une chose possible ». Ce qui me paraît maintenant important, je dis bien maintenant, car j’accorde à ce fait une importance que je ne lui reconnaissais peut-être pas alors : aucune des faces de ces pièces n’était privilégiée, ni aucune relation à l’espace environnant. J’allais à la Biennale chaque jour les faire basculer, pour que, tour à tour, chacune de leurs faces soit montrée.
— [...] Vous perceviez vos œuvres par rapport àlaproduction dutemps ; quels vous semblaient être les sculpteurs proches de vous ou auprès desquels vous auriez souhaité vous voir rangé par la critique ?
— Je ne sais pas, je ne peux vraiment pas dire qu’une œuvre m’ait alors retenu... Vous me parliez, avant que nous commencions cet entretien, de César, de ses compressions de voiture, j’ai été fortement impressionné par ces pièces parce qu’elles imposaient leurs différences et ne semblaient pas relever du même ordre que la production sculpturale qu’il m’avait été donné de voir. Mais il me semblait que quelque chose n’était pas au point dans les compressions. Peut-être ne les ai-je pas bien comprises ? Je me demande parfois si j’ai suffisamment pris en compte ce que voulaient dire les compressions, car j’ai passé outre à leur leçon. En 1967, moi je travaillais l’intérieur de la sculpture. J’étais préoccupé par l’organisation interne des formes... J’étais alors très attiré, séduit par les œuvres de Noguchi ou celles de King, Caro, Paolozzi... Mais j’ignorais les Américains car ma connaissance de l’actualité artistique était celle d’un provincial... Mes séjours hivernaux à Paris me permettaient heureusement quelques rencontres et des activités dans d’autres directions.
— C’est à ce moment-là que vous rencontrez les protagonistes de Supports-Surfaces, Viallat...
— Non. Je connais Claude Viallat depuis longtemps, depuis toujours, il est d’Aubais, et moi de Gallargues. Nous sommes amis depuis l’enfance. Mais nous nous étions perdus de vue. Je savais qu’il enseignait dans une école des beaux-arts, mais j’ignorais tout de Supports/Surfaces, dont j’ai appris l’existence comme tout le monde lors de l’exposition de l’A.R.C. en 1968.
— Voilà qui est intéressant, car on apu lire dans je ne sais quelle revue que Toni Grand et Pagès avaient rompu en 1968 avec le groupe parce que décidés à assumer leur situation de provinciaux et à refuser le jeu du parisianisme...
— Ah ! C’est amusant, mais c’est faux ! Je ne me suis vraiment lié avec Saytour, Valensi, Pagès que lorsque j’ai été amené à vivre à Nice. Viallat en était déjà parti. Cette rencontre a été fructueuse. J’avais alors abandonné l’atelier pour l’enseignement. La perspective du métier de sculpteur me paraissait alors fermée. J’ai eu avec Saytour, Valensi des discussions théoriques qui m’ont permis de formuler tout ce qui était à l’origine de cette désaffection pour le travail en atelier. Mais je n’ai pas participé au travail théorique fondamental. Lorsque je les ai rencontrés, l’argumentation théorique existait comme les objets qui correspondaient...
— Vous entreprenez alors ce travail sur le bois que nous connaissons ?
— Les travaux réalisés alors mettent en jeu ce qui force et ce qui resiste, le rigide et le modifiable, ce qui permet une certaine action et qui directement s’y oppose. [...]
— Ça aurait pu être aussi bien de la pierre...
— En effet, mais pour moi ça a été le bois. Dans ce choix, peut-être que certains attachements sont manifestes. Je n’en sais rien. Mais je ne crois pas que le bois ce soit très important. Et il ne faut pas insister...
— Il m’a paru au cours de nos conversations que vous attachiez une grande importance à la neutralité, que vous vous êtes efforcé de parvenir à une sorte de production neutre et d’employer le bois comme un matériau neutre de signifié mais neutre aussi comme signifiant.
— C’est cela, la pierre eût pu convenir tout aussi bien, mais le bois me paraît apte à rendre visible certaines expériences, peut-être plus bêtement et j’y tiens.
— Il y a donc eu une décision, vous avez choisi, préféré le bois ?
— Oui, mais je n’insiste pas sur le bois. Il y a une charge symbolique dans le bois qui reste présente dans mon travail. Mais ce que je fais va à l’encontre d’une utilisation symbolique du bois, se pose même dans un certain rapport de force avec ce que symbolise le bois.
— Vous m’avez dit le bois est une matière primaire ; lapierre peut aussi être qualifiée de telle. Mais eût-elle permis ce que le bois permet : une pratique du matériau correspondant aux décisions théoriques élaborées par Supports/Surfaces ?
— Non, les choses ne se sont pas passées ainsi. Ce qui m’importait c’était la possibilité d’une régularité d’emploi d’un matériau. Peut-être que j’éprouvais le sentiment que la pierre était un matériau définitif. Une certaine idée de la sculpture exige que l’œuvre sculptée soit réalisée en bronze ou en pierre, deux matériaux nobles et durables... Mais ici je ne vois pas de caractère commun avec la sculpture sur bois. S’il y a une tradition c’est celle d’autre chose. Le bois est un fait important. D’une part les usages du bois, charpente, menuiserie, feu, un certain référent ; de l’autre une considérable valeur symbolique. Qu’existe ce voisinage dangereux, cela m’amuse mais aussi explicite le travail. Ce qui a lieu n’est pas l’événement du bois mais ce dont le bois est l’occasion très généralement, il me semble. [...]
— Sur un mode plus formaliste : peut-on comparer ce que vous faites avec le bois à ce que Bob Morris fait avec le feutre ?
— Bob Morris, en effet, ne coupe pas le feutre jusqu’au bout et je ne scie pas le bois entièrement. Mais si je laisse des parties intactes c’est pour que l’on puisse voir, pour qu’existe, à proximité, en repère avec la partie sciée, la partie non travaillée. Morris ne coupe pas complètement pour d’autres raisons qui me semblent formelles et qui décident des quantités de « coupé » et « d’intact ». Il voit ce travail au mur. Je dis cela car j’ai vu les pièces de Morris accrochées par la partie intacte et elles me semblent vouloir une autre présence de l’objet...
— Comme Bob Morris vous exercez une violence sur le matériau ?
— Effectivement il y a violence. L’artisan n’exerce pas de violence, il transforme le bois selon la norme. Est-ce une violence de prendre un cerisier pour en faire une armoire de noce pour sa fille ?
— On devine chez vous un dessein : abolir lareprésentation, une représentation qui perdure dans la sculpture. Celle-ci est encore la discipline artistique qui peut produire des « allégories »...
— À chaque pièce correspond non un titre mais un récit qui est celui des opérations effectives et de l’état des choses. Un récit qui renvoie d’une certaine manière au projet en général, à l’intention, si vous voulez, qui n’est pas pour moi sculpter mais démonter, remonter, séparer, refendre, réduire, courber... Comme on peut dire dans d’autres situations de travail, tremper, déchirer, salir, imprégner ou solariser... Je ne pense pas que ce récit équivoque permette le jeu allégorique, il est là par nécessité, et ainsi la place de la langue est littéralement prise de cette manière avant que n’arrive autre chose...
— Vous signalez à point l’équivocité sémantique des mots... Vos œuvres nées d’un acte neutre sur un matériau neutre n’imposent pas au spectateur la banale évidence de la séparation et de l’assemblage : elles sont aussi sculptures, objets d’art... Elles vont susciter les commentaires, les interprétations, [...] des lectures qui sont orientées par la présentation des pièces, leur disposition dans l’espace...
— Oui, les pièces sont si orientées que le spectateur, lui, est tout à fait désorienté au point que l’inévitable question est celle de leur rapport à la sculpture, c’est-à-dire à ce que l’on sait d’une catégorie de l’expression. À coup sûr parce qu’implicitement la place est pour la sculpture et la sculpture pour la place ! Et ainsi on revient au socle... Le socle ou une certaine mise en scène obligée dont il est l’indice majeur. Quand cet indice (de la spatialité et de la composition aussi) s’absente est-ce de la sculpture ? Quand il s’absente réellement, car j’en vois le schéma abstrait et dominant dans la sculpture minimaliste ou autre qui dit la supprimer. Dans la mesure où ces travaux existent selon une ordonnance prévue du temps et de l’espace, un rituel de regard et de présence qui règle ce théâtre-là, selon les dispositions du socle. Et ce théâtre ne m’intéresse pas. Aussi je réponds à la question que les objets prennent la situation de l’espace que le travail appelle pour sa « compréhension » et que voilà la référence de ces situations...
— Votre travail échapperait donc à ce lieu commun : le socle, et serait par définition atopique. Mais il y a des nécessités de présentation qui exigent une mise en ordre, ne serait-ce que l’obligation de présenter la série qui seule peut rendre compte du processus de travail et affronter l’évidence de l’élémentaire...
— Il ne me semble pas que l’on ait besoin de cet élémentaire, de revenir à des gestes premiers... Mais est-ce si simple ? L’élémentaire et le complexe sont fonction du regard que l’on porte sur les choses. Une pièce décisive pour mon travail, une branche courbe simplement refendue, mais pas entièrement, m’est apparue très complexe et tout un travail en est résulté. Ni simple, ni compliqué, ni premier, ni archaïque. Alors j’ai peur que l’on réduise beaucoup lorsqu’il est question de simple et d’élémentaire...
— Tout discours est réducteur, et la critique d’art éprouve toujours la tentation de substituer son discours, son explication à l’œuvre...
— Oui et je préfère à l’explication un discours des possibilités avec ce qu’il suppose de détours, de discontinu, d’aléas, de surprises et d’attachements. Vouloir définir, trouver des préalables et des fondements pour la fixation, c’est comme refaire pour un certain travail ce dont il n’a aucun besoin : un socle...
Bernard Ceysson, « Entretien avec Toni Grand » (extrait), in « Toni Grand, Bernard Pagès » ,
Musée d’art et d’industrie, Saint-Étienne, 1976.
Cet entretien, à le relire, m’apparaît comme marqué par les stigmates des années 1970. C’est, évidemment, dans l’ordre des choses, dans l’ordre du temps qui passe. Il n’en reste pas moins un document. Il met en exergue, et chez Toni Grand et chez son « interviewer », les interrogations de l’époque sur la peinture comme peinture et sur la sculpture comme sculpture. Cette sorte de tautologie, pour absurde qu’elle m’apparaisse aujourd’hui, témoigne de cette obsession d’un travail qui s’efforçait de tirer du matériau plus qu'une forme ou une configuration de formes dont la « beauté », visuellement efficace et évidente, sans avoir recours à quelque artifice que ce soit, à toute adjonction d’effets appris et empruntés aux tours de main des métiers, s’imposait face au regard. Nul sujet, nulle narrativité ne s’y déclaraient ou n’en émanaient donnant un sens ou un signifié lisible à des œuvres que leurs auteurs définissaient d’abord par leur forme née du jeu dialectique déterminé par leur matérialité et un travail qui surtout ne visait pas à la transformation de cette dernière. Ce jeu reposait sur un système de postulats explicitement liés à l’histoire du matériau et aux histoires du travail artistique. Et ces histoires devaient s’articuler à l’Histoire faite par les hommes, les masses, en vue de l’achever dans l’épiphanie de la Cité idéale. Cette pratique artistique, alors, s’ancrait dans les sciences humaines en vogue, le marxisme et ses tendances fratricides, la psychanalyse et ses courants divergents, les structuralismes et leurs schismes parfois délirants, mais n’en posait pas moins les prémisses, incarnés dans une pratique artistique qui savait ne pas s’engluer dans un « théoricisme » inquiétant, d’une anthropologie de l’art laquelle aujourd’hui encore nous fait défaut. En fait, ces œuvres, dont l’apparence semble manifester leur absence de contenu, constituent, non pas seulement des configurations de formes esthétiquement impeccables, mais bel et bien des configurations de formes signifiantes dont les contenus « intrinsèques » semblent inépuisables. C’est pourquoi, elles imposaient alors un vocabulaire quelque peu insolite et parfois pédant à l’excès. Ce texte d’accompagnement en porte trace. Délibérément. Pour signaler que l’entretien qui le motive déjà s’en écarte et que se font jour doucement dans les dits de Toni Grand des passages vers des rives de l’art plus poétiques, plus symboliques, que celles du formalisme alors ambiant et dominant. À voir l’exposition, peut-être, nous laisserons-nous aller, en en remontant le cours, d’aval en amont, à penser que ce qui était en jeu dans ce moment formaliste, sous le couvert d’un discours théorique d’une rationalité apparemment implacable, c’était bien la quête d’une forme absolue, de la Forme enfin cristallisant la fusion à jamais de l’artefact et de l’organique. De l’Art et de la Nature. Une sorte de philosophie créatrice rejetant toute imitation et mettant à bas, à jamais, le classicisme fallacieux de l’« Ut pictura poesis » ?
Bernard Ceysson, septembre 2013
Toni Grand est né à Gallargues-le-Mon- tueux (Gard) en 1935 ; il est mort à Mouriès (Bouches-du-Rhône) en 2005.
* Une traduction en anglais a été réalisée grâce au soutien de J.P. Morgan Private Bank.