Centre Pompidou

Albert Serra

17 Apr - 12 May 2013

ALBERT SERRA
17 April - 12 May 2013

Dandy cinéphage, élevé à la fin des années 1970 dans un village près de Barcelone, Albert Serra s’est fait connaître internationalement avec son second long métrage, Honor de Cavalleria, dès 2006. Ovni du paysage cinématographique européen, le film dévoilait, en plus d’un talent neuf et fou, une volonté d’explorer le cinéma, et au-delà, l’image, à travers tous les champs de l’art et de la société, dans un esprit de fête, entre hallucination et plaisir du jeu. Alors que l’intégralité de ses films et une carte blanche lui sont offertes par le Centre Pompidou, Albert Serra dévoile ses affinités à travers une série de conférences, de performances, de spectacles inédits, dans un espace spécialement revu par lui et par l’architecte Enric Ruiz-Geli. Le cinéaste présente aussi en continu Les Trois petits cochons, film somme de plus de cent heures, réalisé pour la Documenta de Kassel, en 2012. Il filmera chaque jour, en direct et face au public, un nouveau film, avec l’acteur Jean-Pierre Léaud.

Entretien.
SYLVIE PRAS – Comment avez-vous imaginé votre intervention au Centre Pompidou ?
ALBERT SERRA – À ma manière habituelle : en improvisant, en procédant par affinité et avec une certaine réticence à communiquer.

SP – Vous allez montrer vos films, mais aussi participer à une carte blanche, et surtout tourner en direct et en public. Quelle est la place d’un tournage dans un musée ?
AS – Il est encore trop tôt pour le dire parce que c’est une expérience relativement nouvelle. En général, je n’aime pas beaucoup exposer le processus de fabrication d’un film. Comme artiste et spectateur, seul le résultat m’intéresse. Ici, j’utiliserai la même méthode que pour Les Trois petits cochons, en dirigeant mon acteur au moyen d’une oreillette. Il y a là un excès dans la volonté d’exhibition, d’« exposition », qui sera peut-être caché dans la version définitive du film, mais qui n’en est pas moins important et que le visiteur du musée pourra percevoir dans toute son évidence.

SP – Dans ce cadre, vous allez diriger Jean-Pierre Léaud, qui est-il pour vous ?
AS – C’est un personnage très important, si important qu’il sera le seul acteur professionnel avec qui je vais travailler. Je crois qu’ainsi, modestement, je lui rends l’hommage qu’il mérite. Je voulais qu’il interprète Louis XIV. Mais lui m’a tout de suite suggéré Adolf Eichmann et j’ai trouvé l’idée intéressante...

SP – On vous voit parfois comme l’héritier de Dalí, comment aborderez-vous son œuvre avec Hans Ulrich Obrist lors de votre conférence marathon ?
AS – Tout d’abord, il est impossible d’être un héritier de Dalí. Comme tous les grands artistes que je respecte, il est unique et ne peut avoir de disciples, uniquement des admirateurs. Ces artistes peuvent porter à de telles extrémités leur propre style qu’ils ferment la porte à tout éventuel adepte. En même temps, ils lui ouvrent toutes les autres en l’obligeant à trouver son propre style. Dalí, lui-même, disait : « Tout m’influence, rien ne me change ». De plus, à travers mes origines catalanes, je peux mieux comprendre sa psychologie particulière, ses désirs, ses obsessions et mieux les interpréter que la plupart des chercheurs. Dalí n’a rien de mystérieux, il est l’antimystérieux par excellence ! Mais, si je lui voue une vénération absolue (qui me sert même à juger les gens, je n’ai jamais ressenti aucun respect pour quelqu’un qui n’aimerait pas Dalí), j’essaie de tout faire pour que son exemple me soit utile. C’est une admiration intéressée.

SP – Justement dans le cadre des Trois petits cochons, vous représentez Goethe, Fassbinder mais aussi Hitler. Était-ce facile ?
AS – Non, très difficile. Au moment du tournage, j’ai tenu une chronique dans La Vanguardia, un journal espagnol, où je disais : « Depuis que j’ai commencé de tourner le film, le problème le plus complexe auquel je me suis heurté est celui de la représentation d’Hitler. Je ressens une certaine insatisfaction chaque fois que je regarde l’acteur jouer et je ne sais pas comment y remédier. [...] S’il devient plus agressif (l’Hitler déséquilibré aux accès de violence), c’est un cliché. S’il devient plus humain (l’Hitler qui aime les enfants et les chiens, l’Hitler intime qui parle de façon détendue avec Eva Braun), c’est un autre cliché. S’il devient plus sarcastique (anticlérical, misogyne, etc.), le lieu commun ne tarde pas à poindre. Et s’il devient plus introverti, c’est un démenti adressé à la fois à lui-même et au film qui repose sur un texte qui recueille précisément sa logorrhée irrépressible. Il ne peut pas non plus être plus intelligent que ce que le texte propose (ni plus stupide, encore un cliché : qu’il ait été un criminel pervers et fou ne l’empêche pas d’être intéressant visuellement). [...] Je n’aurais jamais osé faire un film sur Hitler si je n’avais pas eu un point de départ textuel, véridique en plus, un document historique. Et si je ne peux pas représenter Hitler tel qu’il était, je peux très bien le rêver. Mon Hitler est délibérément fantastique, mais créé exclusivement à partir de faits. »

SP – Vous aborderez également la tauromachie, un sujet assez peu traité en France.
AS – Tout petit, je me passionnais déjà pour les toros. Ils représentent la quintessence de l’Espagne, toute sa mystique, son esthétique, son caractère. Par ailleurs, c’est le seul spectacle esthétique que je connaisse qui parvient à transcender ce premier objectif, l’ordonnance esthétique du temps, de l’espace et du mouvement, pour aller plus loin à travers la présence de la mort. Peut-être dois-je convenir que ce n’est plus alors un art mais une fascinante liturgie (d’un culte à définir). De plus, la cruauté à l’égard des animaux (qui existe, même si certains la nient) m’a toujours attiré, comme elle a toujours attiré Dalí, et elle me semble une métaphore de la souffrance de la nature. Une fois de plus, il s’agit d’imposer notre vieille civilisation, notre esthétisme, notre morale, mais au prix de certaines gratuités cruelles. Comment y remédier, la beauté étant presque toujours injuste ?

SP – Vous savez filmer les paysages et rendre la nature d’une façon singulière. Or vous tournerez dans l’espace clos du Forum –1. Allez-vous transformer le Centre Pompidou en désert catalan ?
AS – Je ne sais pas. Un musée n’est pas un endroit où l’on vous laisse faire ce dont vous avez envie...
 

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